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famille. Là, du moins, l’apôtre ne rencontre nulle opposition. Sa femme, ses fils, ses belles-filles sont aveuglément dévoués à « la foi nouvelle. » Suivant la coutume des paysans russes, tout ce monde vit patriarcalement entassé dans la même maison ; une humble isba, pareille aux autres, avec cette seule différence que des évangiles remplacent les images de sainteté sur la planche aux icônes. Partout un air de propreté et de décence assez rare, même dans les demeures plus aisées. La conduite de chacun des membres de la famille est irréprochable ; ils donnent l’exemple de l’union chrétienne et des mœurs les plus pures. Quand M. Prougavine fut introduit dans cet intérieur, le père était seul avec ses belles-filles, sa fille « non mariée » et ses petits-enfans « non baptisés. » Son gendre et ses fils avaient été reprendre à Saint-Pétersbourg leur métier de tailleurs de pierres. Ils ont fait parvenir à Sutaïef des journaux qui parlaient de lui, avec des commentaires que le bonhomme avoue ne pas comprendre. Ils lui envoient également des brochures et des sermons de {{M.|Pachkof[1] avec leurs impressions sur l’enseignement piétiste. Sutaïef s’élève vigoureusement contre la doctrine des prédicans de Pétersbourg ; ils mettent le salut dans la foi ; c’est dans les œuvres qu’il faut le chercher, dans « l’organisation

  1. }} M. Pachkof est un Russe très haut placé par sa naissance et sa grande fortune, qui s’est retiré de la vie mondaine pour se consacrer aux intérêts spirituels du peuple. De concert avec un de ces missionnaires laïques qui ne sont pas rares en Angleterre, lord Redstocke, il a institué dans son hôtel, à Pétersbourg, des conférences religieuses ; à certains jours, les gens du plus bas peuple emplissent ses salons ; M. Pachkof lui-même ou quelque autre prédicant laïque leur enseigne : « comment on doit chercher Christ. » Ces messieurs vont eux-mêmes dans les ateliers, dans les lieux de réunions populaires, prêcher la bonne parole. Ils font traduire en russe, par dizaines de mille, ces petites brochures piétistes si en faveur chez nos voisins d’outre-Manche, et les répandent gratuitement dans tout l’empire, avec des bibles et des homélies. Au cours de ses études sur les sectes, M. Prougavine a trouvé ces brochures dans les villages les plus reculés de Russie, au Caucase, à l’Oural, en Sibérie. Le nom de M. Pachkof a conquis ainsi une incroyable popularité dans tous les milieux où l’on s’occupe de recherches religieuses ; aucun sectaire ne passe à Pétersbourg sans aller le voir, sûr de trouver là des livres d’édification et au besoin des secours pécuniaires. Dès que M. Prougavine arriva à Chévélino, quelques paysans dirent : « Ce doit être le général Pachkof. » Des milliers de gens du peuple ont déjà passé par l’enseignement pachkovien, ou redstokiste, comme on dit plus communément. Cet enseignement garde un caractère évangélique assez vague, la forme et l’esprit des prédications anglicanes, sans aucun dogmatisme particulier. Un trait bien russe, c’est qu’il n’y a pas de scission apparente entre ce groupe religieux et l’église orthodoxe ; on témoigne à celle-ci une déférence polie, on suit au besoin ses observances, on ne touche pas à ses dogmes ; en réalité, on modifie radicalement son esprit, on substitue à la vieille liturgie nationale des formes de prières et un fonds de pensées purement anglicanes. Le prosélytisme biblique de l’Angleterre, s’attaquant à ce coin du monde russe, aboutit à un compromis très curieux, très respectable d’ailleurs, car ces gens de bien pratiquent la plus large charité sous toutes ses formes.