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de la vie commune. » Décidément le champ de la pensée humaine est bien étroit et l’on y tourne sur soi-même. Qui s’attendait à la retrouver ici, reprise entre un seigneur et un moujik russes, cette vieille dispute de la foi et des œuvres qui a divisé le moyen cage, la réforme, et fait couler tant d’encre savante dans le monde théologique ? — M. Prougavine a tenu à bien éclaircir les rapports des sutaïévites avec M. Pachkof ; il a constaté que le sectaire n’avait pas eu connaissance de ce mouvement d’idées durant son séjour à Saint-Pétersbourg et qu’on ne pouvait chercher là l’origine de son évolution religieuse. Le même pour les stundistes ; Sutaïef n’en a entendu parler que tout récemment : « Il y a beaucoup de bon dans leur doctrine, ils se rapprochent de nous. » En dehors de sa famille, le novateur a trouvé des adhérens dans les villages voisins. Il y a eu un fort beau cas de conversion, qui ferait honneur aux sectes les mieux posées : c’est un des soldats de l’escorte qui convoyait le fils de Sutaïef au lieu de son internement ; cet homme a été tellement touché par les discours du réfractaire qu’aussitôt après avoir reçu son congé, il est venu trouver le père pour lui demander à être reçu dans la communauté, offrant tout son bien et le concours de tous ses proches. Néanmoins M. Prougavine estime fort exagéré le chiffre officiel de mille adeptes qu’on lui avait fourni à Tver ; c’est par dizaines tout au plus qu’il faut compter les partisans décidés, ceux qui suivent jusqu’au bout l’initiateur, abandonnent l’église et sont prêts à entrer dans la commune fraternelle. Les évaluations sont fort difficiles ; peut-être plus d’un fait-il comme ce timide qui racontait à notre auteur son accord tacite avec le prêtre ; il ne participe plus aux sacremens, mais il verse la petite somme exigible pour l’accomplissement de ses devoirs ; on continue à le porter sur les listes comme orthodoxe pratiquant. Il est encore plus difficile de supputer le nombre, assurément très grand, de ceux qui sont à divers degrés sympathiques aux doctrines de Sutaïef, qui penchent vers elles sans y tomber, retenus par l’habitude, la crainte des tracas et des persécutions. Tout le monde n’a pas la vocation du martyre, ce signe du vrai sectaire ; Sutaïef l’a reçue du ciel. La nécessité d’une propagande infatigable a fait l’objet de ses derniers entretiens avec son visiteur ; comme M. Prougavine l’exhortait à la prudence, lui rappelant ses nombreux démêlés avec la justice et les poursuites du chef d’hérésie encore pendantes, l’apôtre s’est écrié superbement : « Il est dit dans l’évangile : — Allez et prêchez, on vous persécutera, on vous traînera en justice. — Je ne crains pas le jugement. De quoi aurais-je peur ? On me jettera en prison ? on me déportera ? Je trouverai partout des hommes à qui parler de la vérité. Ici ou là, au Caucase ou plus loin, qu’importe ? Dieu est partout. Je ne crains pas ceux qui tourmentent