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sable du désert voisin. Un soir, la tâche finie, les hommes de son village l’y avaient couché, enveloppé de quelques lambeaux d’étoffe, dans une fosse creusée à la hâte. » M. Perrot a bien raison de dire que, lorsqu’on songe à cette façon de bâtir, on comprend mieux certains caractères qu’a pris l’art égyptien. Cette levée en masse de tous les bras valides peut produire aisément et vite des ouvrages énormes. Des monumens comme les pyramides ont été rendus possibles par l’effort collectif de toute une population s’acharnant à une seule entreprise. Mais à côté de ces avantages que d’inconvéniens ! Ces ouvriers de hasard ne pouvaient pas donner à leur œuvre le soin et le fini des artistes de profession. De là vient que le travail est souvent fort négligé dans les monumens de l’Égypte. Les colonnes, quand le stuc qui les couvrait est tombé, n’offrent qu’un aspect misérable. Faire grand était facile à ces maîtres absolus qui faisaient lever d’un geste des milliers de travailleurs ; mais il ne leur était pas aisé d’accomplir des ouvrages parfaits, comme ceux qu’élevaient quelques maçons d’Athènes sous la direction d’un artiste de génie.

Ce qui a exercé plus d’influence encore que tout le reste sur le caractère et les progrès de l’art égyptien, c’est la religion. On peut sans doute dire la même chose de presque toutes les nations antiques, mais nulle part cette vérité n’est aussi frappante qu’en Égypte ; il n’y a pas de pays où l’art ait traduit d’une manière aussi fidèle les croyances populaires : M. Perrot me semble l’avoir parfaitement démontré. Les Égyptiens, même dans les temps les plus reculés, étaient fort préoccupés de ce qui suit la mort. Ils n’avaient pas eu besoin des leçons des philosophes pour soupçonner que tout ne finit pas avec la vie ; c’est une opinion, ou, si l’on veut, une espérance qui s’insinue vite chez les peuples même les moins éclairés ; plus ils sont jeunes et naïfs, plus ils se livrent sans résistance à leurs instincts naturels, moins il leur est possible de se résigner à l’idée de l’anéantissement absolu de leur être. Tous cherchent quelque moyen plus ou moins ingénieux de concilier cette interruption brutale de l’existence, dont ils sont témoins, avec cette perpétuité qu’ils s’obstinent à espérer. Aujourd’hui que nous lisons l’écriture des Égyptiens, nous savons qu’ils avaient résolu ce problème délicat à peu près de la même façon que les autres peuples. Ils pensaient que l’homme ne meurt pas tout entier, et que, lorsqu’il rend le dernier soupir, il s’échappe quelque chose de lui qui dure plus que lui-même. Ce qui survit ainsi à l’homme, les Égyptiens le désignaient d’un mot que M. Maspero traduit par le double. « C’est, dit il, un second exemplaire de corps en une matière moins dense que la matière corporelle, une projection colorée, mais aérienne de l’individu, le reproduisant trait pour trait, enfant, s’il s’agit d’un enfant ; femme, s’il s’agit d’une femme ; homme, s’il s’agit d’un homme. » À cette description, on reconnaît l’image εἴδωλον (eidôlon) des Grecs, l’ombre des Latins.