« cure d’âme » si heureusement entreprise. Un à un elle rompt tous les liens qui tiennent encore Éline attachée à l’homme qu’elle doit épouser, l’ancien sous-préfet, si honnête et si bon sous la gaucherie de l’apparence ; aux enfans sans mère dont elle s’était fait une joie de devenir l’aide et le soutien ; à sa propre mère enfin, Mme Ebsen. Elle l’attire à Port-Sauveur, elle la soumet froidement, impitoyablement l’une après l’autre, à toutes les épreuves et toutes les disciplines qui forment les ouvrières du salut, et quand enfin elle la croit prête, suffisamment détachée du monde et des affections de la nature, elle la lance à l’évangélisation de la misère et du crime : « Maintenant va, mon enfant, et travaille dans ma vigne. » Tout est fini ; un être nouveau est né dans l’Éline d’autrefois ; Mme Ebsen n’a plus de fille et l’enfant ne s’appartient plus elle-même. Je reviendrai tout à l’heure sur un ou deux traits de cette analyse que j’ai volontairement omis ou négligés. Mais ce ne sera pas sans avoir rendu d’abord hommage à l’artiste qui a su faire passer cette psychologie délicate, subtile, presque morbide à force de subtilité, dans une forme plastique, et incarner tous ces traits dans une création vivante et agissante.
Le même chroniqueur à qui nous devons de savoir comment, par quel enchaînement de causes et d’effets, l’idée de l’Evangéliste était venue à l’esprit de M. Daudet, n’a pas cru de voir nous cacher qu’il ne s’agissait pas ici d’une œuvre d’imagination. Il a bien voulu nous apprendre que ce roman était « la vérité même, » et « puisée en pleine réalité. » Je ne doute donc pas, sur sa parole et la connaissance que doit avoir du goût public et de la mode un vrai chroniqueur parisien, qu’il n’intéresse beaucoup de gens de savoir qu’Éline Ebsen existe et qu’au besoin, au bas du portrait que M. Daudet nous en donne, on pouvait mettre un nom vrai, il s’est en effet formé, depuis quelques années, toute une catégorie de lecteurs naïfs, ou naïvement pervertis, qui ne veulent plus pleurer que sur des infortunes réelles. Ils se croiraient quasi dupés s’ils ne retrouvaient pas dans le roman le fait divers qu’ils ont pu lire dans les journaux de l’année dernière. Quand ils lisent le Bonheur des Dames, le souci qui les travaille n’est pas même de savoir s’ils y trouvent du plaisir, — de quoi je les plaindrais au surplus, — mais bien à quel rayon des magasins du Louvre ou du Bon Marché, ils reconnaîtront les originaux de ce prétendu récit de mœurs parisiennes. Et s’ils osaient, ils demanderaient que le romancier, renonçant à ce peu d’imagination qu’il dépense encore à forger les noms de ses personnages, les mît en action dans ses récits sous le nom qu’ils portent dans la vie réelle.
Mais c’est trop aimer le reportage. Si quelque roman, par hasard, était exécrable, comme le sont ceux des petits naturalistes qui marchent dans les traces de M. Zola, je ne vois pas que pour être incité scrupuleusement de la réalité la plus basse, il devînt pour cela