Grâce au ciel, nulle famille humaine n’a été avantagée ni déshéritée de son patrimoine, l’idéal de vérité et de justice ; il est dans tous les cœurs ; seulement il est vrai que l’homme du Nord, dans les rêveries moroses de sa misère, le couve plus âprement ; il est vrai que, dans les couches populaires des pays slaves, moins usées par les compromis de la civilisation, il se rencontre un plus grand nombre de natures jeunes, ardentes et tenaces, qui souffrent impatiemment les retards du progrès et se précipitent vers leur vision malgré tous les obstacles. Parties d’une idée évidemment juste, soutenues par leur foi religieuse qui la sanctionne, ces natures ne reculeront devant aucune violence pour réaliser l’absolu de l’idée dans un monde où nul absolu n’est réalisable. Pour instituer le règne de justice et de charité, elles iront aux derniers excès de l’injustice et de la barbarie. On s’est beaucoup moqué de Robespierre et de Saint-Just qui, voulant faire le bonheur de tous les hommes, commençaient par les décapiter successivement ; l’un des deux, au moins, était sincère ; ils suivaient la logique naturelle, fatale, de tout vrai croyant. C’est ce que firent les hussites ; plus impatiens que leurs voisins d’Allemagne, des Flandres et d’Angleterre, ils partirent un siècle plus tôt derrière l’idée naissante de la réforme ; ils ne purent lire la bible sans en appliquer aussitôt la lettre à une société qui lui donnait des démentis. Pour rendre leur pays meilleur, ils le mirent à feu et à sang. C’est ce que ferait peut-être plus d’un Russe avec la conviction naïve qu’il exécute les volontés de l’Eternel. Le 30 mai 1416, à Constance, quand Jérôme de Prague, lié sur le bûcher, eut dit lui-même au bourreau d’allumer la paille, des langues de flamme s’élancèrent et vinrent lécher les lèvres du condamné ; comme ces lèvres disparaissaient dans la fumée, il en sortit ce dernier cri : « J’ai ardemment aimé la vérité ! » Lorsqu’ils s’obstinent à cet amour, ils sont tous comme Jérôme, ces furieux de l’idéal.
Certes, le bon Sutaïef compte parmi les pacifiques, les humbles de cœur ; il a horreur des moyens violens ; il critique tout, mais il se soumet ; pourvu qu’on le laisse controverser avec ses textes, il respecte qui le condamne et espère mieux convaincre une autre fois. Ne vous y fiez pas pourtant ; si Sutaïef voyait à portée de sa main la réalisation de ses espérances, s’il ne s’agissait que de supprimer un petit obstacle et puis encore un petit après, — c’est toujours ainsi que les obstacles apparaissent au réformateur, tout proches et un par un, comme les plis de montagne dans une ascension, — si l’assentiment d’une foule l’encourageait, je ne répondrais pas que l’apôtre de l’amour ne fût bien vite conduit à faire sauter des villes. Les patriotes russes vantent volontiers la charité touchante,