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je ne puis arriver à m’expliquer comment cette révolution s’est produite, tant elle était peu justifiée par la situation générale. » — M. Venguérof constate, en effet, qu’elle n’a été produite ni par une haine de races, ni par une oppression politique, ni par une doctrine confessionnelle ; il conclut en affirmant qu’elle fut une explosion du « sentiment purement moral, » de « l’idéal de justice slave » poussé à bout par la corruption du clergé et des hautes classes, par le spectacle de la décomposition sociale qui marqua la fin du moyen âge. Jean Huss et Jérôme de Prague furent « les plus hauts représentans de l’idéalisme slave, » de la passion pour le vrai et le juste. Ils ne meurent pas, comme les autres réformateurs, victimes de la scolastique, martyrs d’une idée obstinée, d’une hérésie doctrinale ; ils ne rejettent rien du catholicisme en principe ; ils veulent la réforme des mœurs, « la vérité et la justice ; » ils le disent et ils meurent en le répétant. La révolution soulevée par eux est donc une protestation de la conscience populaire, au nom de l’évangile, contre le mensonge de l’église et du siècle[1]. — Quand un écrivain slavophile est sur ce terrain, il va longtemps et ne compte pas les pages : je prie de croire que j’en résume un bon nombre dans les lignes qui précèdent. Faisons nos réserves. Il ne faut pas abuser de cette théorie des races qui prête à bien des mirages ; en outre, quelques publicistes russes sont sujets à une exagération qui étonne d’abord et fatigue vite l’étranger ; à les entendre, la race slave est douée en propre de certaines vertus mystérieuses, si mystérieuses qu’elles échappent aux définitions précises et qu’il faut les connaître par acte de foi ; non-seulement les hommes des autres races ne peuvent prétendre à ces vertus, mais ils ne peuvent même pas les comprendre, m’affirmait un jour un grand et singulier écrivain que la Russie vient de perdre. C’est là un sentiment très jeune, celui de l’enfant qui imagine son père fait d’une autre matière que le commun des hommes ; c’est peut-être l’excès inséparable du patriotisme à outrance, un fier défaut, qui vaut bien des qualités critiques. Je reconnais d’ailleurs qu’il est tout aussi fatigant pour un Russe ou un Anglais, d’entendre affirmer que l’Europe vient emprunter son esprit et ses vues dans les bureaux de nos journaux à bons mots.

  1. Un des traits les plus caractéristiques de la flexibilité de l’esprit russe, c’est la situation de saint in partibus faite à Jean Huss par des historiens très conservateurs. On le réclame comme le premier champion de l’idée slave en Occident, cela suffit. L’an dernier, alors que les attiques de la presse allemande donnaient de l’humeur, quelques slavophiles, tenant de très près aux hautes sphères religieuses, proposèrent de célébrer par une fête nationale l’anniversaire de sa mort. « Le bûcher de Huss flambe encore, » s’écriait M. Aksakof. Nul ne se fut étonné en Russie de voir faire une apothéose officielle au grand révolutionnaire du XVe siècle.