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condamne à la ruine et qu’en les envoyant à Constantinople on leur fait courir des risques de tout genre ; ils savent aussi qu’arrivés en Europe, ces objets sont exposés d’une manière digne d’eux et qu’ils sont assurés d’y durer aussi longtemps que le marbre ouïe métal. Mais les Grecs, en pareille matière, s’inspirent d’une jalousie instinctive bien plus que de l’intérêt de l’art. Le fond de leur pensée est patriotique, mais d’un patriotisme étroit et mal entendu. Ne pouvant eux-mêmes garder ces objets, ils veulent que les Turcs les gardent pour eux, au risque d’en laisser périr la moitié. Ils n’ont cessé d’exciter l’amour-propre de la Porte à l’adoption d’une série de mesures empruntées à la législation de la Grèce qui, en interdisant la recherche et l’exportation des antiquités, découragent les travailleurs sérieux et ne profitent qu’à certains industriels. Il faut dire que la plupart de ces marchands, fournisseurs des musées de l’Europe, sont eux-mêmes des Grecs sujets de la Porte, dont la devise paraît être celle-ci : Pas d’exportation, si ce n’est nous qui exportons.

Les avocats les plus ardens des lois prohibitives sont encore les Grecs éclairés. Continuant tout bas, — c’est leur droit et leur honneur, — à chérir la grande idée de Coletti, le rétablissement de l’empire d’Orient, ils ne désirent pas que la Turquie devienne forte, mais qu’elle conserve à leur intention ce dont ils comptent hériter un jour. Rien ne serait, dans l’espèce, plus légitime que cette politique, si elle ne sacrifiait fatalement les intérêts supérieurs de la science. Lorsque l’empereur Guillaume, en 1880, écrivit à Abdul-Hamid pour demander la cession des magnifiques hauts-reliefs trouvés par M. Humann à Pergame, on dit qu’un Hellène, médecin particulier du sultan, le conjura de refuser cette insigne faveur. Cet homme instruit ignorait-il donc que le petit musée de Constantinople ne pourrait même pas contenir les marbres de Pergame, que les difficultés du transport étaient faites pour décourager les Turcs, enfin que l’on devrait abandonner les marbres en place ou risquer de les briser en mille morceaux? Il ne pouvait l’ignorer, mais il se consolait par l’assurance qu’une partie de ces œuvres d’art resterait sur terre hellénique. Si ses conseils avaient été suivis, deux tiers de la frise de Pergame seraient aujourd’hui à Constantinople ou en Asie, un tiers seulement à Berlin. Qu’est-ce que la science ou l’hellénisme pouvaient gagner à une solution aussi absurde, qui eût rappelé la sentence de Salomon ? Nous n’avons certes pas de vœux à faire pour l’accroissement des musées prussiens ; mais nous aimons mieux voir les chefs-d’œuvre de l’art en sûreté à Berlin qu’exposés à la ruine en Asie-Mineure.

Dès le mois de mars 1869 un décret impérial[1] interdit toute

  1. Législation ottomane, par Grégoire Aristarchi-Bey, publiée en français par Nikolaïdes. Constantinople, 1874, t. III. p. 161.