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Le comte, évidemment fort agité, haussa les épaules ; puis, se Rappelant notre présence, leva son chapeau de paille et sortit à grands pas :

— Quel original ! dit l’hôtesse apathique ; il ne pense qu’à ses herbes… toujours ses herbes. Il les étudie d’un bout de l’été à l’autre. Ah ! son père ne lui ressemblait guère.

Quelques minutes après, un véhicule en fort mauvais état, aux harnais raccommodés à l’aide de ficelles, vint cahin-caha jusqu’à la porte. Nous y montâmes. La route dessinait des zigzags interminables au-dessus de l’abîme ; nous suivions un défilé mélancolique dominé par des pies sauvages qui semblaient de plus en plus s’élever et se rapprocher, tandis que gémissait le torrent sur son lit de pierre blanche. Bien loin, au fond de la vallée, un quadrupède quelconque (cheval ou baudet), animait seul le paysage désert. En le rejoignant, nous vîmes que c’était un âne accompagné par trois personnes parmi lesquelles deux jeunes filles, celles que j’avais remarquées à l’église. L’une était assise sur l’âne, l’autre marchait à côté, en causant avec un jeune soldat : toutes les deux avaient de longues tresses retenues autour de la tête par des épingles en forme de flèches, mais leur costume d’ailleurs n’était pas le même. Celle qui allait à pied portait les manches blanches, le corset noir et le collier de corail des paysannes aisées. Sa compagne avait répudié l’ajustement campagnard : elle était petite et délicate avec d’admirables cheveux roux dorés et des yeux bruns. Le jeune soldat lui ressemblait comme un frère peut ressemblera sa sœur : — Hue, Bruno ! — criait-il à l’âne, qui semblait avoir un caractère indépendant. Il le prouva plus que jamais au passage d’un gué. La jolie rousse sauta lestement à terre. Bruno ne voulait pas avancer, ruait, se défendait. Quelqu’un cria du haut d’un rocher : le soldat leva la tête, et Bruno, saisissant l’occasion de s’échapper, passa l’eau gaillardement à sa manière.

— Voyez donc, me dit ma sœur, voilà ce jeune homme de l’hôtel.

Il signor comte dégringolait la montagne avec une agilité prodigieuse, bondissant d’un rocher à l’autre sur un point qui paraissait impraticable ; à chaque instant nous croyions qu’il allait se rompre le cou ; mais, soudain, nous le vîmes sain et sauf sur la route, courant après l’âne et ses propriétaires, de toute la vitesse de ses longues jambes. Il les eut bientôt rattrapés, marcha quelque temps avec eux, puis tourna brusquement l’angle d’un rocher et disparut. Tous ces gens commençaient à nous intéresser ; Bruno surtout acheva de faire notre conquête par une nouvelle prouesse en attaquant une botte de foin qui descendait la route perchée sur deux bas bleus. Avant que personne pût l’en empêcher, il mordit vigoureusement au savoureux fourrage.