Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/184

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plus encore qu’elle ne l’avait dit, délicieux, avec ses pelouses mal tondues et ses arbres exotiques, ses allées rocailleuses et ses incalculables variétés de fleurs curieusement collectionnées. La marchesa devait être savante en horticulture, comme le fit observer Hélène.

— Mon Dieu, non, dit la signora della Santa, nous ne méritons pas de complimens. Toutes ces espèces rares ont été plantées par le neveu de ma chère marquise, Saverio de Pavis, un botaniste distingué qui fait ici des expériences avec l’aide du jardinier. Il demeure à Agordo, mais vient souvent voir sa tante et ses arbres. Pour le moment il voyage.

Nous nous regardâmes, Hélène et moi, tandis que la signora poursuivait :

— Il voyage, et je n’en suis pas fâchée, car, à vrai dire, quelques méchans bruits ont circulé ; on prétendait qu’il faisait la cour à une fille de votre hôtesse. Je sais bien, moi, qu’aucune pensée de ce genre ne lui a jamais traversé l’esprit ; il n’aime que les sciences naturelles, mais enfin…

La vieille dame était prudente et fort sensée. Je jugeai qu’il valait mieux lui dire tout franchement que j’avais rencontré M. de Pavis le matin même.

— Vous me désolez ! s’écria-t-elle. La dernière fois que je l’ai vu, il se plaignait amèrement de l’auberge, du mauvais service, de la cuisine médiocre qu’on y trouvait. Les cancans de village vont recommencer… Calomnie pure, n’est-ce pas ? Je ne puis soupçonner les Sarti d’attirer Saverio… ce sont de braves gens.

Je lui dis mon opinion, qui s’accordait avec la sienne, et nous continuâmes à parler du jeune comte. D’après les récits de la signora della Santa, il habitait par choix un monde qui n’est pas celui du commun des mortels, un monde où les révolutions, s’il s’en produit, mettent des milliers d’années à s’accomplir et dont les lois sont immuables. Une fleur tombe, une autre la remplace aussitôt, sans bruit. Tout est ordre parfait, sérénité profonde dans les sphères qui servaient de refuge à l’esprit fort original de Saverio. Botaniste et philosophe, il ne voulait être rien de plus. Dans sa première jeunesse, il avait nourri d’autres ambitions, il s’était donné corps et âme à la cause italienne et avait payé cher son enthousiasme. Ruiné par l’Autriche, il n’avait pas trouvé l’Italie reconnaissante. Alors déçu, indigné, il tourna le dos à l’Europe entière, aux gouvernemens, aux intrigues de cour ; il s’enferma dans son vieux palais, écrivit tantôt des mémoires sur la formation des roches qui l’entouraient, tantôt des traités de philosophie, se consolant aussi par intervalle avec les fleurs et les étoiles, toujours occupé des choses et dédaigneux des hommes.