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— S’est-elle déjà sauvée ? demanda-t-il avec un gros rire. Bah ! c’est une forte gaillarde qui ne craint rien. D’ailleurs il ne manque pas de gens sur la montagne pour l’aider à retrouver son chemin si elle s’égare. Elle est curieuse, cette fille-là, et veut courir le monde. Je lui en ai indiqué le moyen.

Il me sembla que le colosse en savait plus long qu’il ne voulait le dire sur les faits et gestes de Joanna, et une vague inquiétude me saisit, tandis qu’il s’éloignait en sifflant, suivi des enfans de la maison, qu’on avait envoyés cueillir des fraises.

Notre excursion au vieux château fut facile ; elle se fit tout entière sur un tapis de mousse, à l’ombre des pins. Fortunata nous raconta la légende : — Jadis un chevalier partit en voyage, laissant sa jeune femme dans ce château avec une suivante, après lui avoir fait jurer de ne pas franchir les murs d’enceinte si elle l’aimait. Le chevalier était jaloux ; un félon ravageait le pays à la ronde, et d’ailleurs la dame ne devait manquer de rien dans sa retraite, puisque des provisions y étaient accumulées pour une année. Bientôt après le départ du chevalier, sa femme mit au monde un fils. Et, par malheur, diverses circonstances retinrent l’absent au loin pendant un peu plus d’une année. Quand il revint, quelqu’un semblait l’attendre du haut de la tour. Il fit signe de la main en éperonnant son cheval ; mais, entré dans le château, le chevalier s’étonna du profond silence qui régnait partout. La dame était morte, morte en faisant le guet à la fenêtre, l’enfant entre ses bras. Les provisions avaient manqué, mais elle était restée fidèle à son serment. Et la pauvre servante était morte aussi, acheva Nata d’une voix un peu tremblante. Les gens du village disent qu’une dame blanche veille encore quelquefois à la fenêtre de la tour, son enfant dans les bras. Regardez… Ne voyez-vous personne ? Est-il possible que Joanna soit là-haut ?

Nous atteignîmes les ruines si pittoresques avec leur charmante vue sur la forêt, mais seules quelques chèvres animaient le paysage,.. point de Joanna. Fortunata s’inquiétait de plus en plus ; elle était devenue singulièrement impressionnable. Je voyais sur ses joues la rougeur de la fièvre.

— Il est absurde, lui dis-je, de se mettre pour rien dans un pareil état.

Mais, au fond, je commençais moi-même à m’étonner. Quand nous entrâmes, personne encore n’avait vu Joanna. En vain, Nata espérait-elle la retrouver dans la chapelle, où elle-même se mit à genoux pour prier avec ferveur.

Mme Hofer envoya demander dans les chalets environnans si l’on n’avait pas rencontré Joanna » Un petit garçon se hasarda timidement à dire :