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d’éloquence ; que l’artiste fasse ces corrections, qui ne sont pas un mensonge, à tout prendre, puisqu’elles sont en puissance dans les qualités rustiques, et les scènes villageoises ainsi traitées vont aller grossir le nombre des chefs-d’œuvre de la littérature idyllique. Il n’y a chez George Eliot rien de ce besoin d’idéalisation, aucun de ces sacrifices à l’art. Elle ne cherche pas à faire valoir ses modèles, elle les peint tels que Dieu et la nature les ont faits sans corriger leur langage d’un seul solécisme. L’écueil d’une telle impartiale exactitude semblerait être de frapper ces peintures d’un caractère local qui devrait leur enlever tout intérêt pour un lecteur étranger ; c’est le contraire qui est vrai. Point n’est besoin d’être Anglais pour reconnaître ou comprendre les paysans de George Eliot, ni de faire un effort d’imagination pour se reporter à cette fin du XVIIIe siècle où elle a placé son action ; ses paysans sont de tous les temps et de tous les pays, ils sont marqués d’un signe d’universelle vérité. Les voilà tels que vous avez pu les connaître, pour peu que vous ayez l’esprit d’observation, avec leur étroite précision de caractère, leur étroite prudence de pensée, leur lenteur de jugement, leur logique timide à conclure, leur insistance sur tout détail, leurs sentimens qui sont des coutumes, leurs coutumes qui sont des obligations morales, leurs sympathies et leurs antipathies héréditairement transmises, leurs étonnemens faciles s’accordant cependant avec une très faible curiosité, et leur défiance inquiète et sans cesse aux aguets qui trouve moyen de faire bon ménage avec la confiance la plus crédule. C’est que le romancier chez George Eliot était doublé d’un penseur, et qu’avec la rectitude d’un esprit vraiment philosophique elle a reconnu la base éternelle, voulue par les circonstances de la vie et des occupations rustiques, sur laquelle repose immuablement le caractère du peuple des campagnes, c’est-à-dire la tradition. Cette base une fois reconnue, elle y a placé ses personnages et les a laissés s’y mouvoir en toute liberté sans les en écarter jamais pour donner plus de champ à l’individualité des caractères, plus d’attrait aux acteurs ou plus d’imprévu au récit.

Les traits très divers de nature morale qui résultent de ce fondement d’une inexorable fixité ont été saisis et rendus avec une justesse d’une merveilleuse précision. Lorsque Hetty Sorrel eut commis le crime qui la conduisit en justice, on remarqua, dit George Eliot, que de toutes les personnes de sa famille, sa tante, Mrs Poyser, qui était d’ordinaire la plus sévère pour elle, fut cependant la plus indulgente, tandis que son oncle et son grand-père, qui la gâtaient sans réserve, furent au contraire moins démens ; c’est que le caractère de Mrs Poyser admettait une certaine individualité qui la tirait hors des sentimens traditionnels plus que son mari et son beau-père, car les gens qui sont entièrement sous le joug des idées traditionnelles,