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Napolitain qui l’a recueilli autrefois, alors qu’il était orphelin, l’a élevé et adopté. Séparé de ce père adoptif par un de ces accidens si fréquens alors dans les régions orientales devenues pour tout chrétien par le fait de la récente conquête turque des lieux semés d’embûches, Tito est resté en possession de quelques bijoux précieux, et pour les employer à son profit, il laisse sciemment son bienfaiteur dans l’esclavage ; puis, lorsque ce bienfaiteur apparaît tout à coup devant lui, il le renie ouvertement et l’abandonne au dénûment et au désespoir. Certes, voilà une série d’actions perverses au premier chef, mais que vous vous tromperiez si vous pensiez qu’elles appartiennent à une nature foncièrement mauvaise ! Suivez George Eliot dans les méandres de ce caractère, et elle va vous montrer de la manière la plus irréfutable que ces méfaits sont simplement le produit d’un égoïsme, presque excusable à l’origine, et qui peut s’allier avec d’aimables parties de nature et les dons les plus brillans de l’esprit.

Vous connaissez la boutade misanthropique devenue proverbiale : si notre bonheur dépendait d’un certain mandarin que nous ne connaîtrons jamais, et s’il ne fallait que lever le doigt pour tuer le mandarin, combien d’entre nous en est-il qui résisteraient à commettre ce meurtre ? Voilà tout le crime de Tito Melema. Il a tué le mandarin, il a fait même moins que cela, il s’est contenté de supposer que le mandarin n’existait plus. Ces pierres précieuses appartiennent à mon père adoptif ; oui, mais existe-t-il encore ? C’est improbable, et, s’il existe, où aller le trouver ? Voilà la pensée du crime à sa première apparition, naturelle, presque innocente, et la logique de l’égoïsme ne manque pas de sophismes pour la justifier. Rassuré par ces sophismes, Tito Melema dispose des bijoux, mais un message lui arrive de son père adoptif lui apprenant qu’il est en esclavage et que les pierres précieuses suffiront à sa rançon. La faute serait encore réparable, mais les pierres précieuses ne sont plus en la possession de Tito, et puis il faudrait de sa part un aveu complet qui est au-dessus de ses forces, et ici encore la logique de l’égoïsme lui vient en aide par d’assez bonnes raisons. Tito est marié à une belle et noble Florentine ; en faisant cet aveu, ne va-t-il apparaître aux yeux de sa femme sous un jour odieux ? Il va donc jouer son bonheur, il va faire pis, il va détruire celui de sa femme : en a-t-il bien le droit ? Mieux vaut donc laisser la mauvaise action suivre ses conséquences, que Tito ne verra pas, et l’ensevelir dans un silence absolu ; son père adoptif y succombera peut-être, mais les morts ne reviennent pas et le secret est assuré. Le tombeau cependant a refusé la proie qui lui était ainsi offerte, et un jour le père adoptif condamné apparaît par un concours singulier de circonstances imprévues devant Tito, mais désespéré,