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eût été plus grande si la réputation du romancier eût été moindre. À coup sûr, la Bohémienne espagnole n’est pas une œuvre hors de pair ; toutefois si, pour être appelé beau, il suffisait d’une versification heureuse et variée, d’un rythme d’une réelle vivacité, d’une abondance poussée jusqu’à la prodigalité d’images neuves et originales, d’un élagage soigneux de toute loque poétique surannée, d’une ingénieuse diversité de formes bien choisies alternant entre le récit lyrique et le dialogue dramatique, entre la saynète et l’idylle, entre le discours didactique et la chanson, le poème dont nous parlons mériterait cette épithète. D’où vient cependant que la lecture de cette œuvre intéressante à tous égards ne nous laisse aucune de ces fortes émotions qu’ont coutume de donner les véritables œuvres poétiques ? Cela est difficile à dire. C’est peut-être d’abord que la nature de George Eliot était trop purement intellectuelle pour la poésie, et qu’en conséquence de cette nature il y a là plus de lumière que de chaleur, plus de scintillemens que de flammes. C’est une chose qu’on refuse d’ordinaire d’admettre par crainte d’abaisser la poésie, qu’un des principaux agens de l’inspiration poétique est le tempérament physique, et cependant rien n’est plus vrai. Or cet élément physique, auquel ne suppléent pas plus les ressources de l’esprit que l’éclairage scientifiquement obtenu ne remplace la vivante lumière du jour, manque absolument chez George Eliot. Une autre raison de cette infériorité relative de George Eliot en poésie doit être cherchée dans la vertu même dont elle a fait la base de sa morale. Il faut beaucoup penser à soi et beaucoup rapporter à soi pour être poète ; l’égoïsme est une loi des natures sacrées pour la poésie. Que leur arrive-t-il, dites-moi, qui ne leur soit commun avec la masse de l’humanité ? Les joies et les douleurs qu’ils ressentent sont celles de tous, et cependant voit-on ailleurs que chez eux de tels cris, de telles colères ou de telles ironies devant les accidens de la destinée humaine ? À la manière dont ils en parlent, il semble qu’il leur soit arrivé quelque chose d’exceptionnel, et en effet ils en sont convaincus, et telle est la puissance de cette conviction qu’ils la font partager aux autres hommes. Il y a un égoïsme inconscient dans la vivacité avec laquelle ils ressentent joies et douleurs, il y en a un conscient et volontaire dans l’orgueil avec lequel ils les expriment. L’oubli de soi est donc une vertu plus difficile au poète qu’à tout autre homme, et c’est pourquoi il est douteux que la morale altruiste soit jamais une source féconde de poésie.

Pour juger de la valeur de George Eliot comme poète, c’est beaucoup moins à la Bohémienne espagnole qu’il faut s’adresser qu’au petit volume intitulé : Jubal et autres Poèmes. Ce recueil, le meilleur, et de beaucoup, de tous ceux qui ont été inspirés par les nouvelles