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doctrines, n’a reçu du public et de la critique qu’un assez médiocre accueil, et de toutes les pièces qui le composent, on n’en a guère voulu retenir qu’une seule, la dernière, celle que M. Caro citait ici même récemment : « Oh ! que ne puis-je me joindre au chœur invisible ! » où elle exprime noblement et tristement son espoir dans l’immortalité qui résulte de l’influence exercée par les œuvres accomplies pendant notre passage sur la terre. Il s’en faut cependant que cette pièce soit la seule remarquable du recueil ou même la plus remarquable. Presque toutes sont à citer, et il y a vraiment plaisir à retrouver, sous une forme concise et à l’état de petits mythes ou de petits drames, la plupart des thèses morales développées dans ses romans. Ce conseil si souvent répété d’accepter la vie telle qu’elle nous est donnée, de la subir noblement, malgré ses disgrâces, quelle piquante application elle en a faite dans Armgarth, cette chanteuse qui a perdu tout à coup la voix et, avec la voix, l’amour égoïste de ses adorateurs, et qui se résigne philosophiquement à devenir maîtresse de chant ! Mais de tous ces poèmes, le plus digne d’attention est celui qui donne son nom au volume : Jubal. Elle y a résumé avec grandeur sa doctrine entière. Pendant que ses frères forgeaient les métaux ou veillaient aux soins des troupeaux, Jubal, le rêveur, ému des bruits épars dans la nature, a trouvé l’art de les fixer par la musique et d’en composer une sorte d’insubstantiel aliment que l’âme ne peut recevoir sans ivresse et qui éveille en elle le besoin d’une vie nouvelle en même temps qu’il augmente l’intensité de celle qu’elle possède déjà. Cependant il prend à Jubal le désir passionné d’augmenter ses richesses aériennes, d’aller dans les pays inconnus recueillir d’autres bruits que ceux de ses plaines natales. Il part et il écoute les plaintes du vent dans les grandes forêts, les sanglots et les rires des eaux le long des fleuves, les souffles impétueux qui battent les hautes cimes comme le vol de légions d’esprits invisibles, les rumeurs puissantes de la mer, qui s’achèvent en murmures caressans sur les plages, en éclats de colères contre les rochers et les falaises. Le pèlerinage dure toute sa vie de patriarche, c’est-à-dire de longs siècles. Enfin le souvenir du pays natal lui revient et il se met en route pour aller porter aux siens les bienfaits de ses sonores acquisitions. Mais quel changement lorsqu’il arrive aux lieux où son art avait pris naissance ! Une ville s’élève là où se pressaient quelques pauvres tentes, tout un peuple est sorti de la famille qu’il a quittée, et pendant qu’il s’étonne et se recueille, voilà qu’il entend le bruit des instrumens qu’il a jadis inventés, et que des flots de population en proie à l’enthousiasme sortent de la ville chantant des hymnes en l’honneur de Jubal, dont ils célèbrent la fête. « Jubal, c’est moi ! » leur crie l’inventeur, devenu dieu en son absence, mais