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grâce et de toute poésie, adversaire de l’hypocrisie jusqu’à la négation de tout sentiment religieux, on ne peut mieux le comparer qu’à un puritain d’autrefois qui, par l’effet du temps, serait arrivé à se laïciser, c’est-à-dire à ne conserver de ce qui fut lui que sa substance brute, rudimentaire, sans aucune des formes et des couleurs que la ferveur religieuse imprimait à son caractère et à son langage. Quoique George Eliot n’ait jamais eu de rapports bien tendres avec Thomas Carlyle, je ne puis m’empêcher de croire qu’elle s’est rappelé l’illustre Écossais en créant ce personnage de Félix Holt, tant il se rapproche par sa haine de la sentimentalité, du faux idéal et du charlatanisme, du type d’homme moral glorifié en toute occasion par l’auteur du Hero Worship et du célèbre Essai sur Samuel Johnson. Félix Holt a deux qualités qui rachètent ses déplaisantes vertus, la véracité et le désintéressement. Il a conçu la démocratie comme une société où l’individu ne doit vouloir que ce qui est l’intérêt de tous, et doit le vouloir contre lui-même, et il a mis sa vie en accord avec sa conviction. S’il réclame beaucoup pour les autres, il commence par ne rien demander pour lui. Fils d’un apothicaire de petite ville, il pouvait vivre dans une aisance relative et aspirer à une profession libérale, grâce à certains remèdes empiriques inventés et mis en vogue par son père ; mais il a découvert le charlatanisme paternel, et, plutôt que d’en profiter, il préfère travailler de ses mains. Il appartient à la secte des indépendans ; mais un jour il lui a semblé que sa religion trop étroite l’éloignait de la masse de ses concitoyens et le mettait en hostilité avec eux, et il a renoncé à fréquenter la chapelle de son ami, le ministre Rufus Lyon. Il est amoureux d’Esther, la fille du ministre ; mais plutôt que de l’obtenir en flattant des goûts qu’il juge dangereux, il aime mieux risquer de s’en faire haïr, et brutalement il raille son penchant à l’élégance et ses lectures poétiques favorites. Le radicalisme inauguré par le bill de réforme lui semble une nouvelle exploitation politique du peuple aussi égoïste et moins justifiable que l’ancienne ; ce qu’il réclame pour le peuple, c’est, non pas des droits nouveaux, mais qu’on l’aide à mieux comprendre et pratiquer ses devoirs ; la vraie réforme, selon lui, c’est la réforme intérieure de l’individu, et toute réforme politique qui ne sera pas le résultat de la première ne produira que néant ou ne portera que des fruits de néant. Aussi s’est-il donné pour mission de protester contre les hâbleries électorales que la crédule convoitise populaire accepte comme paroles d’évangile. Un jour, il entend un agent d’élection au service du candidat radical déclarer à ses auditeurs que la question, pour eux, n’est pas d’avoir un député qui fasse le bonheur des ouvriers des autres provinces, mais d’en avoir un qui s’occupe exclusivement de ceux de la province où il a été élu, et il