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arabe ; mais je le compris mieux que je n’aurais cru. J’appris de lui qu’il était en relation avec la suite de l’ambassadeur turc; il me conseilla d’aller trouver l’interprète de l’ambassade. Nous étions arrivés sous le portail du palais et nous nous séparâmes... »

Cet interprète de l’ambassade était un Grec, natif d’Athènes, nommé Codrikas. Hase lui baragouina, selon son expression, quelque peu de grec moderne. Il lui plut et fut adressé par lui à Villoison, le célèbre éditeur des scolies de Venise, l’un des plus grands hellénistes que la France ait produits. Dès lors Hase est sauvé[1].

Son véritable patron et protecteur fut Villoison, qui montra en cette circonstance, comme eu beaucoup d’autres, autant de générosité que de délicatesse. Il l’accueillit avec bonté, s’assura de son savoir et, avec la chaleur d’âme qui lui était naturelle, s’enflamma à l’idée des services que ce jeune helléniste pourrait rendre aux lettres. Pour commencer et en attendant qu’il puisse lui trouver des travaux à la Bibliothèque nationale, il l’invite à venir tous les dix jours lui donner une leçon de grec moderne, et comme paiement anticipé de ses leçons, il lui avance de l’argent. Ce n’est pas assez : il le met rapidement en relation avec tous les hellénistes de Paris. En quelques semaines, Hase est présenté à Sainte-Croix, l’historien d’Alexandre, à Clavier, l’éditeur de Pausanias, à Larcher, le traducteur d’Hérodote, au géographe Barbie du Bocage, au libraire et littérateur Cramer. Il est même introduit chez des personnages comme Berthollet et Chaptal. En un mot, Villoison le fait adopter par le Paris savant et lettré d’alors.

On n’est pas fâché de noter l’impression que produisent sur l’étudiant d’Iéna les hommes distingués qu’il apprend à connaître. Ce qui le frappe avant tout, c’est la simplicité des savans français. « Cette simplicité est une chose remarquable. Des hommes comme Villoison, à qui l’Europe est redevable des recherches sur Homère, dont Wolf a tiré les conclusions, conclusions faciles à déduire et qui sont connues aujourd’hui sous son nom, vous les trouvez le matin assis à terre, en robe de chambre, lisant des in-folio; mais autour d’eux tout est si beau, si bien décoré de statues, de bas-reliefs, que vous voyez bien qu’ils ont eu le temps de penser à tout, excepté à eux-mêmes. » L’observation n’est pas mal saisie. Le savant allemand, presque toujours professeur, entouré d’élèves, habitué aux respects, est facilement enclin aux airs de dignité et d’importance, surtout vis-à-vis d’un jeune homme et d’un débutant. Mais laissons continuer notre voyageur : « Avec cela, ils ont l’inquiète mobilité de la nation. Millin, assis près de la cheminée, ne pouvait pas dire

  1. La Biographie universelle de Didot contient un article d’Etienne Quatremère sur Villoison, où ce Codrikas est nommé. Il était l’ami de Villoison.