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morale toute positive essaie de fonder son idée du bien, sont celles : 1o du plaisir et du bonheur, 2o de la vie, 3o de l’évolution. Et telles sont, en effet, les idées dominantes des écoles exclusivement naturalistes. Or il n’est pas une de ces idées qui ne soulève des problèmes métaphysiques, et la pratique ne peut, quoi qu’en dise M. Leslie, se désintéresser de ces problèmes, car elle doit prendre parti à leur sujet ; elle doit en postuler et en exprimer symboliquement une solution quelconque.

En premier lieu, le positiviste même ne saurait se désintéresser de cette question : « Quelle est la valeur du plaisir en soi ? » et la valeur intrinsèque du plaisir est un problème métaphysique en même temps que moral. En effet, si le plaisir est le but de la conduite, il doit être le superlatif du bien, et quand même on rejetterait ici l’idée évidemment métaphysique d’un superlatif absolu, encore faut-il déterminer un superlatif relatif : par exemple, la valeur relative de mon plaisir et de votre plaisir a besoin d’être mesurée et fixée. L’alternative pratique se pose nécessairement entre vous et moi, entre votre individualité et mon individualité ; et la question de savoir quel individu éprouvera le plaisir, moi ou vous, devient capitale dans l’appréciation de la valeur relative des plaisirs. Eh bien ! pour y répondre, vous serez obligé tôt ou tard d’aborder ce problème : que vaut l’individualité ? que vaut le moi ? Le moi est-il une réalité ou n’est-il qu’un centre d’échos intérieurs, comme le foyer d’une voûte sonore ? — Vous voilà devant une question métaphysique, et devant la plus difficile de toutes. Cette distinction essentielle du subjectif et de l’objectif, du moi et du vous, du plaisir senti par moi et du plaisir senti par vous, est au fond toute métaphysique ; or nous la voyons aujourd’hui reparaître sous forme d’une antinomie scientifiquement insoluble, au bout de la morale utilitaire telle que M. Sidgwick l’expose, de la morale positiviste enseignée par M. Ardigò, enfin de la morale évolutionniste telle que la conçoivent MM. Spencer, Clifford, Leslie et Mme Clémence Royer. L’opposition du plaisir personnel et du bonheur général est, encore aujourd’hui, la pierre d’achoppement des moralistes qui veulent s’en tenir exclusivement aux données positives. Pour comparer la valeur relative des plaisirs, il faut bien une mesure, et la mesure purement scientifique ne pourrait être que mon plaisir personnel considéré sous le rapport de la seule quantité ; ce qui est incompatible avec la morale altruiste du positivisme, de l’évolutionnisme et même de l’école utilitaire.

M. Sidgwick, il est vrai, a essayé d’établir, pour fonder la morale utilitaire, une autre mesure que celle de notre sensibilité propre, une mesure intellectuelle et rationnelle. Son argumentation est un curieux spécimen de subtilité anglaise. Mais cette tentative peut