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trouver une « preuve » scientifique du principe de l’utilité générale n’est pas plus heureuse que les autres. Elle se réduit, comme nous allons le voir, à un essai de démonstration purement logique et formelle qui laisse échapper le fond même de la question. D’après l’ingénieux moraliste, la méthode convenable pour établir la valeur supérieure du bonheur universel par rapport au bonheur individuel, c’est l’analyse, grâce à laquelle on peut remonter d’une proposition plus particulière à une proposition plus générale. Soumettons à l’analyse la maxime égoïste : « Il est raisonnable pour moi de prendre mon plus grand bonheur comme but suprême de ma conduite : » par la réflexion, dit M. Sidgwick, je trouve « que le bonheur d’un autre individu quelconque, également capable de bonheur et en ayant également besoin, ne doit pas être moins digne d’être poursuivi que mon bonheur propre ; » et j’en viens ainsi logiquement « à accepter cette maxime utilitaire que le bonheur, en général, doit être considéré comme le réel principe premier, car la maxime égoïste n’est vraie qu’autant qu’elle est une expression partielle et subordonnée de cette maxime plus générale. — N’y a-t-il point là une sorte de prestidigitation logique à la façon d’Okkam et de Scot, qui aboutit à escamoter le moi et le toi en faveur de la société humaine, bien plus, en faveur de la totalité des animaux et des êtres sentans quelconques ? Est-il permis à M. Sidgwick de dire que la restriction moi ou toi n’importe pas ? À nos yeux, tout le problème est au contraire dans cette restriction, dans cette détermination, dans cette particularité qui constitue l’individu même et sur laquelle l’égoïste prend son point d’appui. L’égoïste pourra dire à M. Sidgwick : « Vous avez posé vous-même en principe que le plaisir, que le bonheur est « la seule chose finalement et intrinsèquement bonne ou désirable, » conséquemment la seule valeur morale ; mais, remarquez-le bien, le plaisir ne peut avoir la même valeur quand je ne l’éprouve pas et quand je l’éprouve, son essence étant d’être éprouvé ; le bonheur consiste à jouir moi-même du bonheur et non à ce qu’un autre en jouisse à ma place par procuration. Mon bonheur est un bien et une valeur pour moi qui en jouis. De cette proposition fondamentale vous pourrez bien tirer par votre « méthode analytique » les deux suivantes : 1o le bonheur d’un autre est un bien pour cet autre qui en jouit ; 2o le bonheur, en général, est un bien pour ceux qui en jouissent ; — mais il est contradictoire d’en conclure que le bonheur d’un autre est un bien même pour celui qui n’en jouit pas. Pour empêcher l’égoïste de préférer, par exemple, une trahison à la mort, il ne suffira donc pas de lui dire que la vie est naturellement et rationnellement agréable pour tout le monde comme pour lui, car c’est précisément de ce fait général ou de cette loi naturelle :