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plus de plaisir que de peine. D’où cette conséquence inévitable : la conduite est bonne ou mauvaise selon que son effet total est agréable ou pénible ;.. le bien est donc universellement l’agréable : the good is universally the pleasurable. »

La conséquence n’est point aussi inévitable que le croit M. Spencer. Le problème du monde et de l’homme n’est pas si facile à résoudre. Est-il donc certain que les optimistes comme les pessimistes jugent la valeur de la vie uniquement d’après la quantité de plaisir ou de peine qu’elle procure ? Cela est vrai, sans doute, de l’optimisme anglais et du pessimisme allemand contemporain. M. de Hartmann, par exemple, s’accorde avec les utilitaires pour dire que l’essence de tout bien est le plaisir, et c’est de ce principe même qu’il conclut que la vie est mauvaise. Aussi les pessimistes de cette école sont-ils dans le fond non moins épicuriens que les optimistes de l’école anglaise. Mais il reste à savoir si les uns et les autres sont autorisés à prendre le plaisir pour l’unique mesure du bien, ou, qui plus est, pour le bien même. Peut-être ont-ils raison, mais ni M. Spencer, ni M. de Hartmann n’a montré qu’ils ont raison. Quand Leibniz soutient son optimisme, d’ailleurs si exagéré, ce n’est pas au nom du plaisir, ni surtout de la vie actuelle ; il imagine un progrès illimité non-seulement des espèces, mais encore des individus. À vrai dire, c’est l’opinion qu’on se fait d’abord sur la valeur intrinsèque du plaisir et de la vie qui a pour conséquence finale l’optimisme ou le pessimisme ; c’est la manière dont on conçoit les fondemens psychologiques et métaphysiques de la morale qui entraîne l’absolution ou la condamnation du grand Tout, comme moral ou immoral, comme heureux ou malheureux, comme bon ou mauvais. M. Spencer lui-même, en prétendant ne point prendre parti, prend réellement parti pour l’optimisme, car il admet sans démonstration que la plus grande quantité de plaisir correspond à la plus grande quantité de vie ; ce qui suppose que la nature assure le maintien de la vie par l’aiguillon du plaisir plus que par celui de la douleur, et qu’elle fait ainsi prédominer la jouissance sur la souffrance dans son budget final. Or, cette hypothèse est le fond même de l’optimisme, et c’est un postulat métaphysique. Un disciple de Bouddha prétendra au contraire que la vie est effort et que l’effort est douleur. La volonté, dira-t-il, est comme la corde tendue d’un instrument : elle ne vibre que si un obstacle la froisse, et le son qu’elle rend est la souffrance. Mme Clémence Royer, abordant de front le problème, s’est efforcée de démontrer l’optimisme par le calcul mathématique. Après avoir exprimé en formules aventureuses la totalité des éléments du monde, elle trouve, dans son équation finale (β″NTV² = (ϰ Ω X ³), le bien exprimé à la troisième puissance de l’infini. Le calcul arithmétique de Bentham sur la valeur des plaisirs et des peines serait ainsi