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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/397

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applicable à l’univers dans toute l’étendue de l’espace et de la durée. Inutile de dire que cette algèbre cache encore, sous un appareil scientifique, un simple postulat métaphysique. Ainsi, de toutes parts, la métaphysique presse la morale, y fait entrer ses problèmes et, à défaut d’une solution théorique, en exige une solution pratique.

À ces observations un positivisme plus radical répondra peut-être : Il n’est pas besoin de métaphysique ni même d’algèbre pour démontrer à l’égoïste l’absurdité de son système et à l’homme désintéressé le caractère rationnel de ses actions. Au point de vue de la science, par exemple, il est évident que l’individu n’est pas le centre de la société, ni de l’univers. — Oui ; mais, au point de vue de la morale, il s’agit de savoir s’il n’est pas logique à l’individu de faire effort pour devenir ce centre, si l’individu n’est pas tout d’abord son unique centre moral à lui-même, d’où il est naturel qu’il considère tout le reste comme simple rayon par rapport à lui. Le système de l’intérêt personnel est un atomisme moral, qui présuppose une sorte d’atomisme cosmologique, c’est-à-dire un monde régi tout entier par la maxime : Chacun pour soi. Il n’est pas si facile à la science, malgré MM. Sidgwick et Clifford, de démontrer la « rationnalité » du désintéressement, du dévoûment, de la « piété » sociale ; tout au contraire, s’il est très rationnel pour la société de demander à l’individu le désintéressement, il n’est pas moins rationnel et logique pour l’individu, comme nous l’avons fait voir, de suivre son intérêt toutes les fois qu’il y a conflit avec l’intérêt social.

Sans doute, la prétention du positivisme radical a toujours été de se tenir à égale distance des divers systèmes métaphysiques, du matérialisme comme de l’idéalisme ; mais cette prétention ne peut se soutenir que quand il s’agit de spéculation pure, car, dans ce domaine, on n’est pas obligé de prendre un parti et on peut s’en tenir indéfiniment au doute méthodique de Descartes. Et encore, l’esprit humain est si instinctivement logique, si conséquent avec lui-même au moins chez les hommes habitués aux méthodes scientifiques, qu’il ne peut s’accommoder, même dans la théorie pure, de cet équilibre instable, de cette suspension de jugement, de cette neutralité indifférente que prêchaient les pyrrhoniens, ces positivistes de l’antiquité. Un positiviste aura beau se défendre de prendre parti pour ou contre les objets de la métaphysique, on ne le considérera jamais comme un spiritualiste possible, et on le soupçonnera d’être un matérialiste réel. En tout cas, la suspension de jugement fût-elle admissible en métaphysique pure, elle ne l’est plus en métaphysique appliquée, c’est-à-dire en morale, puisque l’application de la métaphysique change selon la théorie, puisqu’il n’est pas indifférent de