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toute hypothèse métaphysique sur l’essence du bien, sur la nature de la volonté, sur le rôle du plaisir et de la volonté dans l’univers, sur l’idéal et sur ses moyens de réalisation. La doctrine évolutionniste des Darwin et des Spencer, comme la morale positiviste française, est vraie à nos yeux, mais incomplète. Il y a sans doute une science des mœurs qui ne présuppose aucune opinion sur ce qu’est la moralité en elle-même ; on peut appeler cette science la « physique des mœurs » (en y comprenant la psychologie et la sociologie) ; c’est cette histoire naturelle des sentimens qui a été admirablement traitée par les disciples d’Helvétius, de Bentham, de Mill, de Spencer, de Darwin, d’Auguste Comte. Mais cette science positive des mœurs, qui aboutit dans la pratique à un symbolisme purement scientifique, n’est pas toute la morale : celle-ci comprend encore, d’abord l’étude de l’idéal universel que la pensée humaine peut concevoir, puis l’étude des moyens dont la volonté dispose pour réaliser cet idéal. Si les mystiques ont eu tort de le croire déjà réel dans un être transcendant et inconnaissable dont, par une sorte d’inconséquence, ils veulent cependant faire notre modèle, ce n’est pas une raison pour reléguer l’idéal parmi les chimères, pour ne pas chercher jusqu’à quel point il est réalisable dans l’homme et même dans la nature entière. La morale doit être au contraire essentiellement une recherche de l’idéal, et la pratique de la morale ainsi entendue doit être un symbolisme idéaliste, par lequel nous rendons sensibles nos croyances ou nos espérances raisonnées relativement à l’avenir de l’humanité et du monde. Ce qu’on appelle aujourd’hui d’un seul mot la morale doit se scinder un jour en deux parties, dont l’une sera vraiment scientifique et même empirique (la théorie des mœurs dans l’individu et dans la société), l’autre hypothétique et métaphysique (la théorie de la moralité en elle-même). La pratique, l’action, embrasse les deux à la fois et ne peut rentrer tout entière dans le domaine de la pure science, car, dans les cas où la moralité proprement dite se trouve engagée, nous avons vu que la plus haute action est précisément une spéculation sur le grand inconnu : un acte de dévoûment est une hypothèse métaphysique. La science positive peut laisser de côté toute hypothèse de ce genre, et elle est alors purement naturaliste, mais l’agent moral ne le peut pas, et pour être vraiment moral, il est nécessairement idéaliste à quelque degré.

Maintenant une dernière question se présente : cette nécessité des hypothèses métaphysiques dans la morale durera-t-elle toujours ? — Ce qu’on peut d’abord admettre, c’est que la tâche de la science morale et surtout de la science sociale est de réduire le plus possible la part de conjectures sur l’univers et de symboles métaphysiques qui limite son domaine propre. La portion scientifique et