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considérer la vie comme le bien suprême ou comme un éblouissement passager, le plaisir comme la satisfaction complète et suffisante de notre nature ou comme un phénomène sujet à caution et subordonné à des considérations plus hautes. La morale ne saurait se contenter de la surface des choses ; l’enjeu, c’est notre moi tout entier, c’est notre fond même et non pas seulement notre surface. On ne se dévoue pas, dans la vie ou dans la mort, à une forme extérieure. On cherche le réel, et si on ne peut l’atteindre par la science, on essaie de se le figurer et de le construire par l’hypothèse. Voilà le point de coïncidence entre la théorie et la pratique, entre la morale et la métaphysique. La morale proprement dite est une interrogation sur la destinée de l’homme, le sens de l’univers et la valeur de l’existence. Non-seulement elle dit avec Hamlet : « Mourir, dormir, rêver peut-être ? » mais elle ajoute : « Vivre, rêver peut-être ? »

On objectera qu’on peut, malgré tout, se dispenser de prendre parti dans la question, comme on se dispense à la fois d’aller à la mosquée et à la synagogue. On soustrairait ainsi, selon le désir de M. Stephen Leslie, la morale à toute métaphysique, comme on la soustrait à toute religion. — Mais non, cela est impossible, et c’est ici le cas de dire comme Pascal, mais avec plus de raison : « Ne pas parier, c’est encore parier. » Il y a des circonstances où l’alternative qui se pose dans la conscience est la suivante : Faut-il agir comme si mon existence sensible et individuelle était tout, ou comme si elle était seulement une partie de la véritable et universelle existence ? — Ce dilemme, aucune doctrine morale et surtout aucune pratique morale n’y peut échapper dans les circonstances graves de la vie ne pas l’accepter, c’est encore le résoudre. Les systèmes empiristes qui prétendent se constituer pratiquement sans formuler aucune hypothèse sur les objets de la métaphysique, sont déjà par eux-mêmes une décision négative à l’égard de ces objets ; ils sont conséquemment une métaphysique toute matérialiste, fondée (nous l’avons vu) sur les postulats du phénoménisme universel, de la relativité universelle sans rien au-dessus, de l’universelle fatalité des tendances égoïstes. Ainsi, quoi que nous fassions, le sphinx nous pose l’énigme éternelle. La science peut bien devant lui garder le silence ; mais vivre, c’est agir, et agir, c’est nécessairement trahir par des signes sa réponse intérieure : celui qui n’aura pas su exprimer par des symboles plus ou moins imparfaits le sens profond du mystère, sera dévoré, — ou plutôt il se sera dévoré lui-même.


IV.

En somme, nous ne pouvons fonder la morale, avec les positivistes, sur un symbolisme étroitement scientifique qui ferait abstraction de