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avoir observé le corps social, a posé le doigt sur une tache, en disant: « Voici un ulcère! » En vain a-t-on protesté que c’était un défaut de l’épiderme et qu’on l’avait toujours vu là : sous la tache l’ulcère s’est creusé; il est béant aujourd’hui, comme un cratère pestilentiel.

Sans doute, l’argent a toujours été, et ce n’est pas d’hier qu’il a commencé de corrompre l’opinion. « Cet homme est laid, de petite taille, et a peu d’esprit. L’on me dit à l’oreille: Il a cinquante mille livres de rente; cela le concerne tout seul, et il ne m’en sera jamais ni pis ni mieux. Si je commence à le regarder avec d’autres yeux, et si je ne suis pas maître de faire autrement, quelle sottise! » Qui parle ainsi ? La Bruyère, et l’on juge assez au tour de sa phrase, que cette sottise qu’il évite, d’autres y tombent. Turcaret ne date pas de 1845, mais de 1709. En 1710, un des Agioteurs de Dancourt, Trapolin, comme on lui dit que tel de ses confrères est moins excusable que lui : « Excusable ! s’écrie-t-il, monsieur, tout le monde l’est! La fortune porte son excuse avec elle. Par quelque route qu’on la fasse, quand on l’a faite, on n’a jamais tort[1]. » Ne croit-on pas entendre le Jean Giraud de M. Dumas fils: « L’argent est l’argent, quelles que soient les mains où il se trouve. C’est la seule puissance que l’on ne discute jamais, » — ou justement le marquis d’Auberive : « J’adure l’argent partout où je le rencontre : il est parce qu’il est. » Dans l’intervalle, je ne vois pas qu’il ait cessé d’être. Faut-il rappeler les banquiers de M. Scribe, les Dorbeval, habillés à la mode de 1827, et leurs confrères? Est-ce Robert Macaire ou Mercadet qui nous donne à croire qu’en 1834, en 1838, l’argent avait disparu du monde? Pourtant, à mesure qu’on avance, il joue un personnage plus important. A le voir entrer en lutte avec d’autres puissances, et des plus grandes qui soient, on devine qu’il ne se tient plus à sa place. L’Honneur et l’Argent, ce titre qui date de 1853, pourrait servir de sous-titre à bon nombre des pièces postérieures, et notamment à la plupart des comédies de M. Augier.

En effet, tandis que son émule, M. Dumas fils, s’attachait aux drames de la chair, M. Augier s’attachait aux drames de l’argent. Tandis que l’un suivait la clinique, l’autre allait à la Bourse. L’un a bien pu écrire, pour montrer que son choix était volontaire, la Question d’argent; l’autre a pris une précaution pareille en écrivant le Mariage d’Olympe, les Lionnes pauvres, Paul Forestier, Madame Caverlet. Encore, au moins dans les deux premières de ces pièces, l’argent garde-t-il son rôle; il l’avait déjà dans l’Aventurière; il le conserve dans le dernier ouvrage de l’auteur, les Fourchambault. Dans la Pierre de touche, dans le Gendre de M. Poirier, dans la Jeunesse, dans un Beau Mariage, dans le Fils

  1. Voir, sur les hommes d’argent au XVIIIe siècle, la jolie thèse de M. Jules Lemaître : la Comédie après Molière et le Théâtre de Dancourt; Hachette.