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aumônes furent taries. Abandonnée de tous, perdue dans la nuit de sa cécité, la pauvre vieille s’en allait d’inanition, murmurant quelques prières que nul n’entendait, plus misérable que Job et couchée sur son propre fumier. Jeanne Jugan, avertie par le jeune vicaire courut chez la malheureuse, qui s’appelait Anne Chauvin, veuve Hanaux ; elle la fit transporter chez elle, dressa son lit à côté du sien et lui dit : « Vous me servirez de mère ; » elle se trompait, elle aurait dû dire : « Je vous servirai de fille. » Elle soigna l’infirme, la tint propre et la nourrit. Pour sa pauvreté c’était une grosse dépense : l’aiguille y pourvut, en travaillant quelques heures de plus pendant la nuit. Peu de temps après qu’elle eut recueilli la veuve Hanaux, elle apprend qu’Isabelle Quéru, qui mendiait près du port, est devenue tellement infirme qu’elle ne peut plus sortir pour aller à l’aumône. Cette Isabelle était une servante qui, restée près de ses maîtres ruinés, les avait servis sans gages jusqu’à leur mort. Jeanne va la chercher, l’installe dans sa mansarde ; les trois lits se touchent ; faute de place, Jeanne travaille sur le palier. La situation pourtant n’est pas tenable ; Jeanne se dit que Dieu n’abandonne pas ceux qui se confient en lui ; elle loue une maison et s’y établit. Là, elle était à l’aise avec ses deux pensionnaires ; mais elle avait compté sans l’indigence qui se tournait vers elle en suppliant, et surtout elle avait compté sans la passion, sans la frénésie du bien qui emporte ceux qui le pratiquent. Le 1er octobre 1841, elle avait pris possession de son nouveau domicile ; dès le 1er novembre, elle y a recueilli vingt vieilles femmes, sans ressources, en guenilles, brisées par l’âge ou grabataires. Si courageux que fût le travail, si prolongées que fussent les veilles, Jeanne se trouvait impuissante à subvenir à tant de nécessités ; les économies étaient épuisées ; tout objet qui avait une valeur avait été vendu et cependant il fallait pourvoir à l’urgence des besoins, car on ne pouvait renvoyer ou laisser mourir de faim les pauvres créatures que l’on avait adoptées. Ce fut alors que Jeanne Jugan, conseillée par le prêtre qui dirigeait ses actions, prit une initiative dont les conséquences devaient être incalculables. Tous les infirmes qu’elle avait « hospitalisés » étaient depuis longtemps réduits à vivre de la charité publique ; elle se résolut à mendier pour ses mendians : elle s’informa près d’eux des personnes charitables qui leur faisaient l’aumône et elle partit en quête. Vêtue de bure noire, la cornette plissée au front, le panier au bras, elle s’en alla frapper aux portes et demanda pour ses pauvres. Elle rapportait la provende à la maison ; les moins invalides aidaient à la préparation et à la distribution des alimens. Lorsque cette povera gente avait mangé, Jeanne mangeait à son tour s’il restait quelque chose. Elle ne