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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/531

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d’un humble vicaire et ont fondé une des plus vastes institutions de bienfaisance qui existent. Parlons d’abord de la servante ; je le dois à l’Académie française, qui a récompensé son dévoûment.

Elle se nommait Jeanne Jugan ; elle était née le 28 octobre 1792 à Cancale, au bord des grèves qui vont jusqu’à Saint-Michel en péril de la mer ; elle a pu y voir passer la fée aux miettes dont Charles Nodier a raconté l’histoire. La famille était nombreuse ; la vie était pénible en ces temps de guerre et de blocus ; on allait en mer draguer les huîtres ; à l’époque de la remonte des saumons, on essayait d’en prendre à l’embouchure du Couësnon ; on ramassait la tangue pour engraisser la terre, on soignait quelque culture que brûlait le vent du large ; aux côtes de Bretagne, le pain était rare, et souvent, dans les chaumières, on ne mangeait que des racines ; en 1847, je l’ai encore vu, à Plougoff, auprès de la pointe du Raz « que nul n’a franchie sans peur ou malheur. » Jeanne Jugan était une grande fille, sèche, de mouvemens brusques, un peu masculine, à laquelle déplaisait la besogne du jardinage ; les « coques » qu’elle recueillait à marée basse, le chanvre qu’elle filait le soir, à la clarté grésillante de l’oribus, ne payaient pas la galette de blé noir qui la nourrissait. Elle résolut de quitter sa famille et de « se louer » comme servante ; en 1817, alors qu’elle venait d’avoir vingt-cinq ans, elle partit pour Saint-Servan, les sabots aux pieds, le petit paquet sous le bras, le chapelet en poche et le cœur triste. En l’Ille-et-Vilaine, les gages n’étaient point excessifs : à Pâques, six petits écus de trois livres et c’était tout ; les maîtres généreux donnaient parfois, à la Chandeleur, une paire de chaussures, en l’honneur de la purification de la Vierge. Jeanne Jugan trouva facilement à se placer. Elle fit successivement plusieurs maisons et entra au service d’une vieille demoiselle qui aimait les pauvres et les secourait. Ce fut là qu’elle fit l’apprentissage de la charité. Jeanne était bonne servante et bonne ouvrière. Aussi, lorsque sa maîtresse mourut, en 1838, Jeanne, alors âgée de quarante-six ans, loua une mansarde dans la maisonnette d’un faubourg de la petite ville de Saint-Servan, qui, elle-même, n’était qu’un faubourg de Saint-Malo « la bien fermée. » Elle prenait de l’ouvrage à domicile, allait en journée et, vaille que vaille, bien petitement gagnait sa vie. Elle avait quelques économies : 600 francs ramassés en vingt ans de service. A Saint-Servan, nul hospice, nul lieu de refuge ouvert à la vieillesse indigente ; les malheureux mouraient sans secours sur leur grabat, ou se traînaient au long des rues, s’agenouillaient au porche de l’église et mendiaient. L’hiver de 1839 fut dur ; la mer avait englouti plus d’un bateau ; il faisait froid, il faisait faim. Une vieille femme infirme, impotente, aveugle, vivait de la charité publique que sa sœur sollicitait pour elle. La sœur mourut, les