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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/534

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depuis bien des jours marchent devant eux sans savoir où ils vont. Quelle aubaine ! Elle les conduit au milieu de ses vieillards ; deux pauvres petits, tout petits, cela tient si peu de place.

Le curé, le maire, les membres du conseil municipal de Saint-Servan comprirent qu’une telle abnégation, sans défaillance ni relais, méritait d’être récompensée et signalée. Un mémoire, accompagné de pièces à l’appui, fut adressé à l’Académie française. La commission des prix de vertu proposa d’attribuer à Jeanne Jugan une somme de 3,000 francs, prise sur « la fondation Montyon ; » après avoir entendu la lecture du rapport, l’Académie ratifia la décision de la commission (1845).

Le sous-préfet de Saint-Malo fit appeler Jeanne Jugan, lui adressa un petit discours, poussa la familiarité administrative jusqu’à l’embrasser et lui remit les 3,000 francs. Trois mille francs, six cents pièces de cent sous empilées, alignées, sonnantes et trébuchantes, jamais Jeanne Jugan n’avait possédé, n’avait aperçu une pareille somme ; elle rêva des phalanstères sans limites où tous les pauvres de ce bas monde trouveraient bon souper et bon gîte : vision d’avenir qui peu à peu se réalise et que la pauvre fille a dû avoir plus d’une fois, lorsque par le vent, la pluie, le soleil ou la neige, elle s’en allait quêtant de porte en porte, ne se rebutant jamais, ne demandant rien pour elle, sollicitant pour les autres et parfois éclatant en sanglots lorsqu’elle racontait les misères en faveur desquelles elle tendait la main : Un petit sou, s’il vous plaît ! Ah ! quels prodiges on obtient avec le petit sou, lorsqu’on sait l’employer !

Dans le récit qui précède, j’ai suivi pas à pas le mémoire certifié véridique, apostille, légalisé qui, en décembre 1844, fut adressé à l’Académie française. Tous les faits relatés sont exclusivement attribués à Jeanne Jugan ; elle n’était pas seule cependant, et peut-être son courage aurait-il subi quelque défaillance si elle n’eût obéi à une direction morale et à des conseils qui la guidaient dans la voie du bien. Nulle force humaine n’aurait pu résister au labeur qu’elle avait accepté ; elle avait beau se faire aider par ses pensionnaires les moins invalides, leur distribuer le travail et utiliser ce qui leur restait d’activité, elle eût fléchi sous le poids de sa tâche si, à Saint-Servan même, elle n’eût été soutenue par des âmes aimantes qui, elles aussi, voulaient se consacrer à Dieu en portant secours à ceux que les hommes délaissent. Dès le début, dans les jours de la mansarde, une vieille fille, Fanchon Aubert, s’était associée à elle, et malgré ses soixante ans balayait la chambre et battait les paillasses. Elle avait quelques épargnes en réserve, un mobilier chétif, un peu de linge, elle donna tout, et ce fut elle qui se porta caution pour Jeanne Jugan, lorsque celle-ci, trop à l’étroit dans son logis, loua un local plus vaste, qui était un ancien cabaret. C’est là ce que