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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/535

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l’histoire a dit, ce que les rapports officiels ont raconté à l’Académie française. Quoique la vérité n’enlève rien au mérite de Jeanne Jugan, elle est autre. Dans son testament mystique dicté le 3 juillet 1874, Jeanne Jugan a dit : « Quant aux 3,000 francs qui provenaient du prix Montyon et qui m’ont été donnés parce qu’étant sœur quêteuse j’étais connue davantage, ils ont été entièrement employés aux besoins des pauvres. » — En effet, « étant connue davantage, » Jeanne Jugan a été mise en avant et on lui a attribué une initiative qu’elle n’avait pas. Elle était bonne, elle était secourable, elle ne se laissait pas invoquer en vain par les malheureux, mais elle n’était pas capable de concevoir et de mettre à exécution l’œuvre de salut qui est devenue l’œuvre des Petites- Sœurs. Elle allait chercher les vieillards infirmes, cela est certain, mais d’autres qu’elle les découvraient et les lui indiquaient. Deux jeunes filles éprises de Dieu, aspirant vers la vie des communautés religieuses, liées ensemble par des idées semblables et par une foi profonde, dirigeaient, en réalité, l’asile où Jeanne Jugan n’était, en quelque sorte, que le factotum. En religion, l’une s’est appelée Marie-Augustine et l’autre Marie-Thérèse ; le nom qu’elles ont porté dans le monde, je puis le dire. Marie-Thérèse se nommait Virginie Trédaniel ; elle est morte aujourd’hui et son souvenir n’est pas près de s’éteindre dans les maisons qu’elle a tant concouru à développer. Marie-Augustine s’appelait, — et pourrait s’appeler encore, — Marie-Catherine Jamet ; à cette heure, elle a soixante trois ans et elle est supérieure-générale des Petites-Sœurs des Pauvres. A regarder son portrait, on voit qu’elle a été très jolie, son visage est d’une douceur ineffable ; on sent en elle je ne sais quelle ardeur maternelle qui voudrait se répandre et embrasser toutes les souffrances. En contemplant son image, à la fois calme et forte, il m’a été impossible de ne point penser à la Diane d’Éphèse qui aurait pu nourrir la création tout entière. L’amour du bien qui la dévorait a pénétré l’œuvre dont elle a été la principale ouvrière. Ce qu’il y a d’admirable dans la vie de cette pauvre fille, c’est que nulle lassitude n’atteignit sa volonté. Elle s’est précipitée vers les infirmités et la misère, comme d’autres se précipitent vers le bonheur et la richesse. Depuis le premier jour de son apostolat de bienfaisance, elle a été inflexible dans la ligne de son dévoûment ; rien ne l’en put détourner. Sa croyance dans le Dieu auquel elle voulait plaire ne lui a pas permis d’osciller ; elle a aimé les pauvres et les misérables, parce que son Dieu a été misérable et pauvre, parce qu’il n’a pas eu une pierre pour reposer sa tête : parce que l’image de ceux qu’elle a secourus lui rappelait une image adorée ; en un mot, parce qu’elle a la foi, la foi militante dont l’infortune est soulagée et dont l’humanité profite.