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si menacée de la faim que soit une femme, il n’y a pas d’exemple qu’elle ait engagé son anneau de mariage, le témoignage visible de la légalité de sa vie ; à l’heure de la plus dure détresse, elle ne l’engage même pas : on le sait bien au mont-de-piété. Les femmes sont moins faciles à mener que les hommes ; ceux-ci, sauf de très rares exceptions, sont doux et s’inclinent avec déférence devant la maternité des petites-sœurs ; les femmes, plus nerveuses, tourmentées par leurs souvenirs, se vantant de leur existence passée, dont elles exagèrent singulièrement l’ampleur, ne subissant pas, comme les hommes, l’influence d’un sexe sur l’autre, regimbent parfois, elles grommellent dans leur coin pleurent et accusent la destinée. A force de bons procédés, on les calme, et parfois on ne parvient à les apaiser qu’avec une tasse de café supplémentaire ; c’est là un dictame auquel nulle colère ne résiste.

Pour les sœurs, ces pensionnaires soumis et ces pensionnaires récalcitrantes sont « les bons petits vieux » et « les bonnes petites vieilles ; » elles-mêmes sont « les bonnes petites-sœurs ; » la supérieure est « la bonne petite mère. » Là, tout est bon, tout est petit ; appellations puériles, mais-touchantes, qui seules prouveraient combien dans ces maisons la discipline est amène et appropriée à la faiblesse de ceux qu’il faut conduire. Parfois on détourne la tête pour ne point voir, afin de n’être pas obligé de réprimander. Deux fois par semaine, les portes s’ouvrent et les pensionnaires ont congé depuis le matin jusqu’à cinq heures du soir. Bien souvent, trop souvent, un bon petit vieux ou une bonne petite vieille rentre avec les yeux brillans, la démarche oscillante et la parole épaisse. On s’arrange de façon à ne pas s’en apercevoir : « Il leur en faut si peu pour être gris ! » me disait une supérieure. Mais si, dans les escaliers ou dans le dortoir, quelque souvenir du cabaret s’échappe en chanson grivoise ou en gestes peu convenables, la petite-sœur intervient et prononce une privation de sortie ; grande punition très redoutée et qui est rarement appliquée. Ces pauvres êtres n’ont plus d’autre plaisir que d’oublier ; le vin y aide ; on n’est pas trop sévère, et quand il n’y a pas « scandale, » on ferme les yeux. Ils se défendent lorsqu’on les accuse d’intempérance ; ils disent : « J’ai un petit plumet, voilà tout ; on me gronde comme si j’avais un panache. » Panache, plumet, ce sont là des distinctions subtiles, les petites-sœurs s’y perdent un peu. Pour être certaines de ne point commettre d’injustice, elles ont consulté le père-général, l’abbé La Bailleur, et lui ont demandé : « A quoi-peut-on reconnaître avec certitude qu’un homme est ivre ? » L’abbé Le Pailleur a répondu : « Quand un bon petit vieux ne peut plus distinguer un âne d’une charrette de foin attelée de quatre chevaux, on peut en inférer qu’il a trop bu… » Il est difficile de pousser plus loin l’indulgence.