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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/655

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cité qui vise les intérêts pratiques de la religion. On ne peut se dissimuler qu’une des éventualités les plus menaçantes pour l’avenir des sociétés contemporaines, c’est que l’affaiblissement des religions positives ne compromette l’ascendant d’une morale si longtemps liée à leurs dogmes. Les rationalistes ont vu le péril aux États-Unis comme en Europe ; mais, tandis qu’ici ils se sont appliqués à constituer la morale sur des principes indépendans de la religion, là, ils s’efforcent de lui subordonner cette dernière. Telle est du moins la tendance dont le professeur Félix Adler est aujourd’hui le plus brillant interprète. M. Adler est un jeune homme dont la physionomie mystique rappelle certaines têtes d’apôtres. Son père remplissait les fonctions de rabbin à la principale synagogue de New-York. Lui-même était destiné au sacerdoce, mais, envoyé en Allemagne pour compléter son éducation, il y acquit des convictions rationalistes qui lui fermèrent la carrière paternelle. Dès son retour aux États-Unis en 1873, il accepta une chaire à l’université de Cornell, qu’il quitta, trois années plus tard, pour établir à New-York une nouvelle association religieuse sous le titre de Society for ethical culture. En philosophie, M. Adler se rattache personnellement à l’école intuitive, puisqu’il croit à l’existence dans l’esprit humain de certains élémens antérieurs et supérieurs à toute expérience individuelle ou même héréditaire. Mais, sur le terrain de la métaphysique, il s’en tient strictement aux postulats de Kant, sans attribuer de réalité objective à la notion de Dieu et de l’immortalité. « Je n’accepte pas le théisme, dit-il dans une de ses conférences, mais les fondations peuvent très bien survivre à l’édifice et servir à quelque construction nouvelle. Je me rattache de toutes mes forces aux fondations du théisme : d’abord la négation du hasard, c’est-à-dire la conviction qu’il y a de l’ordre dans le monde, ensuite la conviction que cet ordre est bon, c’est-à-dire qu’il y a du progrès dans le monde. » Dès lors ce n’est plus Dieu, mais la loi morale, qui devra être l’objet de la religion. Cette religion, de plus, sera éminemment pratique : « Alors que la divergence des croyances continuera à s’accentuer, il semble nécessaire de placer la loi morale là où elle ne peut être discutée, — dans la pratique. Les hommes se sont si longtemps disputés sur l’auteur de la loi qu’elle-même est restée dans l’ombre. Notre mouvement est un appel à la conscience, un cri pour plus de justice, une exhortation à plus de devoirs. »

C’est sur ces principes que M. Adler a organisé son association de New-York avec le concours des esprits les plus avancés du judaïsme américain. Peu à peu, des « gentils » s’y sont joints, attirés tant par la réputation grandissante du jeune réformateur que par la largeur de ses idées, et, depuis quatre ans, l’association a dû s’installer dans un local plus vaste. Elle forme actuellement une des