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politique française au XVIIIe siècle, il n’est pas moins vrai qu’il suffit d’ouvrir l’histoire pour voir quelle figure la France de 1789 faisait encore dans le monde. C’est qu’en effet, par une longue habitude, par une tradition constante, avec une régularité qui se continuait même lorsque le prince, comme Louis XV, semblait avoir abdiqué son rôle, tous les grands ressorts de cette antique monarchie étaient, si l’on peut ainsi dire, tournés vers le dehors et tendus pour l’accroissement de la grandeur française en Europe. Oui, sans doute, cela coûtait cher ! On n’achetait pas gratis un roi d’Angleterre et les princes de la ligue du Rhin, on n’avait pas pour rien à sa solde le roi de Suède et l’électeur de Brandebourg : il y fallait des espèces sonnantes. On ne se mettait pas non plus en état de résister à l’Europe coalisée presque tout entière, et souvent même de lui dicter la loi, sans de grandes dépenses et surtout, comme on dit aujourd’hui, de fortes disponibilités. On n’entretenait pas sans argent une grande diplomatie, la mieux informée qu’il y eût, la plus habile que l’on ait jamais vue peut-être à exercer une grande influence par toute la séduction des moyens du monde enveloppant et déguisant la brutalité de l’action matérielle. Et les flottes, qui après avoir été celles de Duquesne et de Tourville, furent encore celles de Suffren ? Et les armées, dont les dernières victoires ne furent pas Fontenoy ni Lawfeld, mais Valmy, mais Jemmapes même ? Et les fortifications, celles de Vauban, qui ne devaient pas, jusqu’à deux cents ans de distance, nous être tout-à-fait inutiles ? Direz-vous peut être que cela coûtait trop cher ? Ce n’est pas mon avis ; mais ce n’est pas aujourd’hui la question. Je dis seulement que, si cette misère intérieure, qui n’a pas été toujours aussi lamentable qu’on le veut bien prétendre, a été la rançon de cette grandeur extérieure, dont nous ne pouvons même plus nous faire aujourd’hui l’idée, c’est un trait qu’on ne saurait sans injustice omettre quand on parle de l’ancien régime, et qu’il faudra bien, un jour ou l’autre, que l’on y introduise, si l’on veut en donner un portrait ressemblant.

Quelqu’un aura-t-il ce courage ? Espérons-le, sans trop y croire ; souhaitons-le, sans nous en flatter. Le temps presserait cependant. Car si l’on n’y prend garde, et qu’on laisse faire aux politiciens, encore quelques années, et il sera trop tard. L’esprit de secte et la violence auront, en effet, détruit tout ce qui était jadis, et ce qui seul peut être le fondement de l’histoire : l’intelligence, l’amour et le respect du passé.


FERDINAND BRUNETIERE.