Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/688

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sont en général des gens qui n’ont aucune pratique de l’enseignement et qui ignorent que de toutes les choses difficiles, c’est la plus épineuse. Tel homme incapable de faire l’éducation de son chien, qui sera toujours un chien mal élevé, le prend de très haut avec les instituteurs de ses enfans et se persuade qu’avec un peu de bonne volonté rien ne serait plus aisé que de fonder des lycées où l’on réussirait, sans user de contrainte, à assouplir les caractères les plus revêches ; grâce à des méthodes perfectionnées, les paresseux s’y instruiraient, avec autant de plaisir que des moutons peuvent en avoir à brouter ou des ânes à boire quand ils ont soif. On assure qu’il y a des établissemens de ce genre hors de France. Où les trouve-t-on ? Nous attendons qu’on nous le dise.

Ce qui devrait faire réfléchir ces utopistes, c’est que les étrangers dont ils vantent les institutions s’étonnent quelquefois qu’on les leur envie et sont les premiers à demander à grands cris la réforme de leurs collèges. Quand tout le monde se plaint, on peut croire que tout le monde a tort et qu’il en faut rabattre. Un écrivain anglais du plus grand mérite, M. Matthew Arnold, n’a pas craint de déclarer que la grande masse de ses compatriotes se compose de barbares, lesquels se recrutent surtout dans l’aristocratie, de philistins, qui forment le gros de la bourgeoisie, et d’une vile multitude, qu’il qualifie durement de populace[1]. Il estime que le caractère de telle ou telle classe de la société dépend surtout de la manière dont elle conçoit le bonheur, et les barbares, selon lui, n’aiment que les dignités, la considération, les exercices du corps, le sport et les plaisirs bruyans. Les philistins n’apprécient que le tracas et la fièvre des affaires, l’art de gagner de l’argent, le confort et les commérages. Quant à la populace, il n’y a pis d’autre bonheur pour elle que le plaisir de brailler, de se colleter et de tout casser, — bawling, hustling and smashing, — en y ajoutant la bière à bon marché. M. Matthew Arnold prétend qu’en Angleterre l’éducation publique est insuffisante, qu’elle tend à accroître le nombre des barbares et des philistins et fait peu de chose pour adoucir la brutalité de la populace, qu’il serait bon que le gouvernement s’en mêlât, qu’il n’appartient qu’à l’état d’instruire et d’élever les peuples, que c’est un système dont la France se trouve bien. Qui oserait nier cependant que nous n’ayons, comme les Anglais, nos philistins et nos barbares ? Mais peut-être sont-ils moins insensibles que d’autres à certains plaisirs de l’esprit, peut-être ont-ils un peu plus de respect pour ceux qui les leur procurent. Cela tient au génie de la race, cela peut tenir aussi à l’éducation, et il est permis d’en conclure que, quoi qu’on en dise, nos lycées ont du bon.

  1. Culture and Anarchy, an essay in political and social crititism, by Matthew Arnold.