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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/699

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au métier de citoyen. On leur révèle les secrets de la morale civique et du gouvernement de leur pays, on désire qu’ils connaissent leurs droits aussi bien que leurs devoirs, qu’ils se considèrent d’avance comme une fraction du peuple souverain, que chacun d’eux sente s’opérer en lui la mystérieuse croissance d’un électeur. Mais, l’instant d’après, on rappelle brusquement à la réalité ces vases d’élection en leur signifiant qu’ils sont des gamins, qu’on ne saurait tenir de trop court ni laisser un seul moment sur leur bonne foi, qu’ils ont besoin d’être sans cesse sous l’œil d’un surveillant, incapables qu’ils sont de s’appartenir une heure durant sans faire quelque sottise ou quelque scandaleuse fredaine. C’est vouloir concilier les contraires, et on a tort d’oublier que le petit Français est raisonneur avant d’être raisonnable. La logique est notre fort, elle est aussi notre malheur, elle nous dispose à la révolte contre un monde dont la contradiction est la loi.

On raconte qu’un pauvre noir enrôlé dans un régiment anglais des Indes occidentales fut condamné à recevoir vingt-quatre coups de fouet pour s’être laissé surprendre en état d’ivresse. Comme son capitaine, avant de procéder à l’exécution, lui adressait un éloquent sermon sur les avantages de la sobriété, il l’interrompit en disant : « Capitaine, si vous prêchez, prêchez, et si vous fouettez, fouettez ; mais prêcher et fouetter à la fois, c’est trop. » Nos collégiens, qui sont en train de devenir plus malins qu’Hérodote, pourraient dire à leurs proviseurs et à leurs censeurs : « Si nous sommes des enfans, ménagez notre faiblesse, chargez un peu moins vos programmes, réservez au moins une poire pour la soif, ou si nous sommes des hommes, ne nous menez plus par la lisière, ne nous traitez plus en enfans. Faites votre choix, le nôtre est fait. »

Il est permis d’affirmer que les nouvelles méthodes et les nouveaux programmes sont incompatibles avec la vieille discipline et que le régime de nos établissemens d’enseignement secondaire sera tôt ou tard profondément modifié. Puissions-nous imiter les Anglais en ce qu’ils ont de bon, ne conserver à Paris que des lycées d’externes, transporter les internats à la campagne ou au village, et convertir nos casernes scolaires en de petits pensionnats groupés autour d’un grand collège ! Jusque-là les fonctions de nos proviseurs deviendront de plus en plus laborieuses et difficiles, et pour s’en bien tirer, pour éviter le renouvellement des scènes fâcheuses dont nous avons été témoins, ils seront tenus d’avoir le tact subtil de l’araignée, « qui, comme disait un vieil auteur, sent le doigt avant que le doigt la touche. »


G. VALBERT.