Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/712

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Saint-Saëns s’écarte de ce type, on l’aura compris à notre discussion, qui d’ailleurs n’infirme en rien un succès sympathique à tous et dont les interprètes auront à revendiquer aussi leur part. La Krauss, dans Catherine d’Aragon, y triomphe superbement d’un rôle ingrat qu’elle joue et qu’elle chante en tragédienne et cantatrice exceptionnelle, et Mlle Richard a la plus belle voix du monde. Son physique n’est peut-être pas tout à fait, pour la sveltesse et la désinvolture, celui d’Anne Boleyn au cou de cygne, mais la voix a des sonorités irrésistibles. Quant à M. Lassalle, nous renonçons à chanter ses louanges, cela ferait trop de peine à M. Vaucorbeil, qui va le perdre. Étant donné que nous sommes au Théâtre-Italien et à ne voir dans son Henri VIII qu’un baryton qui s’évertue, on n’a pas plus d’ampleur, de séduction, je dirais même plus de style, si je ne craignais d’affliger M. Faure après avoir attristé M. Vaucorbeil. Rendons pourtant justice au directeur de l’Opéra en félicitant son orchestre ; une fois n’est pas coutume. Ce qu’il y a de vrai, c’est que la négligence et la somnolence où l’on s’oubliait naguère en exécutant le répertoire, a cessé comme par miracle ; on sent que l’autorité d’un maître symphoniste a passé par là et que tout est rentré dans l’ordre : souhaitons maintenant que ce ne soit point « l’ordre accoutumé » dont parle Racine dans Bajazet.

Œuvre de réflexion plus que d’inspiration, très travaillée et très compacte, cet Henry VIII n’a qu’un tort : c’est de manquer de personnalité. Le grand manieur d’orchestre y maintient son autorité, l’homme de théâtre se dérobe et se disperse, allant de Bach à Verdi, de Haendel à Donizetti. Ma conviction, je le répète, est que M. Saint-Saëns est un mélodiste qui nous cache son jeu pour ménager les susceptibilités de ses amis. Plus tard, il se débrouillera peut-être ; en attendant, il ne se prive d’aucun moyen, emploie indistinctement tout ce qui réussit, et sa rare science lui sert à convertir en diamans des cailloux du Rhin. Jeune encore, combien de fois n’a-t-il pas fait et refait le tour du monde orchestral ? Ses publications se comptent presque par centaines ; organiste, il a écrit de la musique religieuse ; pianiste, on le connaît par ses compositions et ses transcriptions de Bach, de Gluck, de Beethoven, de Berlioz et de Liszt, qu’il exécute en virtuose accompli ; quant à ses poèmes symphoniques, grâce aux concerts populaires, il n’est guère permis à qui que ce soit de les ignorer. Nommons enfin ses œuvres de théâtre, sur lesquelles tranche désormais royalement cet Henry VIII, — un peu comme le léopard d’Angleterre sur son champ de gueules, — partition composite moins facile à classer qu’on ne croit et qui, des trois attributs distinctifs d’un opéra destiné à prévaloir : génie, science, volonté, en possède assurément deux.


F. DE LAGENEVAIS.