Nos extrêmes logiciens, Babeuf en tête, vont jusque-là, et Saint-Just[1] semble de cet avis. Il ne s’agit pas de décréter la loi agraire; la nation se réserverait le sol et partagerait entre les individus, non les terres, mais les fermages. Au bout du principe, on entrevoit un ordre de choses où l’État, seul propriétaire foncier, seul capitaliste, seul industriel, seul commerçant, ayant tous les Français à sa solde et à son service, assignerait à chacun sa tâche d’après ses aptitudes et distribuerait à chacun sa ration d’après ses besoins. Ces divers plans inachevés flottent encore dans un brouillard lointain; mais leur objet commun apparaît déjà en pleine lumière. « Tout ce qui tend à concentrer les passions humaines dans l’abjection du moi personnel doit être rejeté ou réprimé[2] ; » il s’agit de détruire les intérêts particuliers, d’ôter à l’individu les motifs et les moyens de s’isoler, de supprimer les préoccupations et les ambitions par lesquelles il se fait centre aux dépens du véritable centre, bref de le détacher de lui-même pour l’attacher tout entier à l’État.
C’est pourquoi, outre l’égoïsme étroit par lequel l’individu se préfère à la communauté, nous poursuivons l’égoïsme élargi par lequel l’individu préfère à la communauté le groupe dont il fait partie. Sous aucun prétexte, il ne doit se séparer du tout ; à aucun prix, on ne peut lui permettre de se faire une petite patrie dans la grande; car il frustre la grande de tout l’amour qu’il porte à la petite. Rien de pis que le fédéralisme politique, civil, religieux, domestique; nous le combattons sous toutes ses formes[3]. En cela, l’Assemblée constituante nous a frayé la voie, puisqu’elle a dissous les principaux groupes historiques ou naturels par lesquels des hommes se séparaient de la masse et faisaient bande à part, provinces, clergé, noblesse, parlemens, ordres religieux et corps de métier. Nous achevons son œuvre, nous détruisons les églises, nous supprimons les compagnies littéraires ou scientifiques, les instituts d’enseignement ou de bienfaisance, et jusqu’aux compagnies financières[4]. Nous proscrivons « l’esprit de localité, » départemental ou
- ↑ Buchez et Roux, XXXV, 212. (Institutions, par Saint-Just.)
- ↑ Buchez et Roux, XXXI, 273. (Rapport de Robespierre, 16 pluviôse an II.)
- ↑ Moniteur XIX, 653. (Rapport de Barère, 21 ventôse an II.) « Vous devez dans toutes vos institutions apercevoir et combattre le fédéralisme comme votre ennemi naturel... Un grand établissement central pour tous les travaux de la république est un moyen efficace contre le fédéralisme. » — Buchez et Roux, XXXI, 351 et XXXII, 316. (Rapport de Saint-Just, 23 ventôse et 26 germinal an II.) « L’immoralité est un fédéralisme dans l’état civil... Le fédéralisme civil, en isolant toutes les parties de l’État, a tari l’abondance. »
- ↑ Décret du 26-29 germinal an II. « Les compagnies financières sont et demeurent supprimées. Il est défendu à tous banquiers, négocians et autres personnes quelconques de former aucun établissement de ce genre sous aucun prétexte et sous quelque dénomination que ce soit. »