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psychologues de nature et de race qui résistent à la contagion et qui analysent encore des sentimens, la mode n’est-elle pas de décrire uniquement des sensations et d’en rechercher les causes physiques ? N’est-ce pas cela qu’on appelle aujourd’hui observer ? Tous ces problèmes qui se déroulent à travers un mélange étonnant de brutalités scientifiques et de raffinemens littéraires, ce sont des problèmes de clinique. Il n’est question que de tempérament ; on nous donne des consultations en règle sur la diathèse congénitale et l’idiosyncrasie. Ah ! qu’en termes galans ces choses-là sont dites ! — La vie humaine, étudiée sous cet aspect, fait la figure d’un vaste hôpital ou d’un hospice de fous. Les personnages variés que l’on nous montre représentent les cas les plus intéressans de la psychologie morbide. Des maladies effroyables, sans nom jusque-là dans la langue usuelle, sont décrites avec une furie de détails qui étale tous les mystères, et une érudition scrupuleuse qui épuise les dictionnaires de médecine. La névrose joue dans notre littérature le rôle de la fatalité antique. Dans l’état passionné, l’homme est un malade, une machine détraquée ; dans l’état ordinaire, il est une machine bien ordonnée, un pantin dont les ressorts sont les nerfs. Mais ces ressorts eux-mêmes ont été tissus, modifiés, travaillés à travers les générations par une série d’influences ou d’habitudes qu’une nécessité industrieuse a combinées entre elles pour en faire l’invisible filet dans lequel notre volonté est prisonnière. Voilà où en est le roman contemporain ; il aspire à devenir tout simplement un manuel d’expériences de précision sur les maladies morales en tant que manifestation des maladies du corps, expression dramatique des fatalités de l’organisme. Je ne désespère pas qu’un jour le dernier chapitre de chaque roman ne soit l’autopsie du héros ou de l’héroïne, destinée à justifier l’art du romancier et l’exactitude de ses informations ; ce sera le dénoûment logique de l’œuvre ; au besoin, le certificat du chirurgien en garantira la valeur. C’est une période qui commence, l’avènement de la médecine dans la littérature. Dans ce nouvel âge du roman, chaque auteur qui se respecte devra être expert en scalpel, et avant d’écrire il fera bien d’avoir disséqué quelques cadavres. Sans quoi il a des chances d’être méprisé de ses contemporains comme un idéaliste ; ce qui est une sentence sans appel, la mort sans phrase.

Parmi les sujets d’ordre physiologique ou médical dont le roman a singulièrement abusé dans ces derniers temps, se trouve au premier rang la question de l’hérédité, de ses conséquences physiques, intellectuelles et morales. Ici comme ailleurs, la littérature n’a fait qu’exprimer à sa manière une des préoccupations scientifiques du temps présent. A l’heure même où elle posait dans ses fictions libres ce redoutable problème de l’hérédité, avec cette intrépidité d’affirmations et ce sans-gêne habituels à qui dispose des événemens et