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les arrange à son gré, on l’abordait de deux côtés différens : d’une part, c’était la critique naturaliste, avec la précision plus apparente que réelle de ses procédés qui tendent à éliminer des œuvres de littérature et d’art l’homme lui-même, sa liberté d’inspiration et d’action ; d’autre part, c’était la philosophie scientifique. Les travaux récens de MM. Galton, Alphonse de Candolle, Dumont, Ribot, du docteur Jacoby, ont remis cette étude à l’ordre du jour. Une deuxième édition du livre très curieux de M. Ribot[1], vraiment nouvelle par le plan et les recherches, et résumant les travaux antérieurs auxquels s’ajoute une riche contribution personnelle, nous offre l’occasion de rechercher dans quelle mesure le problème est résolu ou reste encore incertain. La question n’est pas indifférente. Il ne s’agit de rien moins que de savoir si l’homme a un fonds de nature qui lui est propre, une individualité qui lui appartient, ou si cette apparence de personnalité n’est que l’effet des conditions biologiques qui ont amené son avènement à la vie. Il s’agit de savoir si notre moi nous échappe et va se plonger dans le grand courant du fatalisme universel, de telle sorte qu’il ne resterait rien en propre à l’homme lui-même, ni de son œuvre, qui n’est qu’un legs d’habitudes et d’inclinations nécessaires, ni de sa pauvre et chétive liberté, qui n’est que l’illusion de la girouette mue par le vent, ni de sa conscience, qui n’est que la synthèse des mille petites consciences nerveuses, ni de son âme enfin, ou du moins de ce qu’on appelait autrefois de ce nom, qui semble n’être plus que l’ensemble des circonstances accumulées par lesquelles s’est élaboré le cerveau, ou, tout au plus, ce qui reste d’indéterminé dans la science de l’homme, la part subsistante des causes inconnues, susceptibles d’être déterminées, mais ne l’étant pas encore.

D’ailleurs, quelles que soient les conséquences de la solution adoptée, il va de soi que c’est en elle-même que la question doit être résolue. Il faut la traiter uniquement par l’examen des faits et subir toutes les inductions qui en découlent. Mais, en revanche, si par hasard l’évidence n’est pas faite par l’école biologique, si sa démonstration reste en échec et se trouble sur des points essentiels, nous avons le droit d’en tenir compte et de prémunir loyalement le public contre un acquiescement trop facile.


I

La question n’a été nulle part étudiée avec autant de soin qu’elle l’est dans le livre de M. Ribot. Je n’ai pas besoin de rappeler les

  1. L’Hérédité psychologique, par Th. Ribot, 2e édition ; Germer-Baillière, 1882.