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de mes yeux les déplorables conséquences. J’y serais cependant plus disposé si, comme le croient certaines personnes, ces familles nombreuses étaient celles où le mari se montrait aussi le plus fidèle, la mère la plus soigneuse, les enfans les plus obéissans, si, en un mot, leurs pauvres intérieurs présentaient le spectacle édifiant de l’union, du dévoûment, du respect et de toutes les vertus patriarcales. Mais dans la réalité en est-il ainsi ? Hélas ! pour le prétendre, il faut n’avoir jamais entendu ces réponses cyniques et ces dictons grossiers, qui, dans la bouche des pauvres, servent d’excuse à leur imprévoyance. Il faut n’avoir guère réfléchi aux conséquences inévitables de ces entassemens et de ces promiscuités, qui donnent souvent aux garçons et aux filles les premiers enseignemens et les premières habitudes de la débauche. Il faut n’avoir point causé avec les maris et pas davantage avec les femmes. Pour moi, je le dirai au risque d’exciter quelque scandale : quand, un soir de paie, un homme rentre chez lui en sortant du cabaret et soumet à son caprice d’un moment une malheureuse créature épuisée, il m’est impossible de voir dans sa conduite un effet de ce que les âmes naïves appellent, dans une langue mystique tout à fait déplacée, la sublime confiance du pauvre dans la Providence. C’est tout simplement la satisfaction égoïste d’un instinct assez brutal de la nature humaine. Trop heureuse la mère si, au cinquième ou sixième enfant, son mari ne l’abandonne pas, la laissant dans l’alternative de mourir de faim ou, comme on dit dans la langue populaire, « de se mettre avec un autre homme. » Ces cas d’abandon d’une mère chargée d’enfans par un père qui veut se soustraire aux conséquences de son imprévoyance sont, en effet, assez fréquens à Paris, et, pour ma très petite part d’observation, il m’est arrivé souvent d’en rencontrer des exemples. Mais, laissant même de côté ces cas exceptionnels, il est impossible à qui sait comment les choses se passent de parler avec édification de ces nombreuses familles qu’on rencontre si souvent dans les maisons de pauvres, et il faut reconnaître que s’il l’avait appliquée seulement aux classes indigentes, il y aurait une certaine part de vérité dans cette phrase de John Stuart Mill : « On ne peut guère espérer que la moralité fasse des progrès tant qu’on ne considérera pas les familles nombreuses avec le même mépris que l’ivresse ou tout autre excès corporel. » Quoi qu’on puisse penser de ce paradoxe, il y a là en fait une cause incontestable de misère, et, dans un travail qui cherche à être complet, il n’était pas possible de passer cette cause sous silence. Nous allons examiner maintenant l’influence de celle que nous avions citée en premier lieu : l’insuffisance du gain journalier, c’est-à-dire, dans la grande majorité des cas, du salaire.