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II

Il est peu de questions économiques qui donnent lieu de nos jours à d’aussi ardentes discussions que celle des salaires, et la vivacité de ces discussions se comprend sans peine. Il ne s’agit pas là, en effet, d’un de ces problèmes théoriques dont les intelligences cultivées sont seules à saisir la portée, mais d’un intérêt vital et quotidien pour une nombreuse partie de la société. Pendant longtemps, dit M. Paul Leroy-Beaulieu dans son bel Essai sur la répartition des richesses, la doctrine classique en économie politique a été le développement de cet axiome posé par Turgot : « En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour se procurer sa subsistance. » Cet axiome avait reçu, directement ou indirectement, explicitement ou implicitement, l’adhésion plus ou moins réfléchie des plus grands docteurs en économie politique, Adam Smith, Ricardo, John Stuart Mill. Il dormait cependant d’un sommeil assez paisible dans les œuvres peu lues de Turgot lorsqu’il a été réveillé et rajeuni par le célèbre socialiste allemand Lasalle. En répétant à satiété, dans ses discours et ses manifestes, « que la concurrence entre les ouvriers borne le salaire de l’ouvrier à sa subsistance, » Lasalle n’a pas fait autre chose que de rééditer le vieil axiome de Turgot ; mais en donnant à cette tendance le nom expressif de « loi d’airain, » il a trouvé une de ces formules retentissantes et pittoresques qui font fortune à peu de frais. La « cruelle loi d’airain » a joué depuis lors un grand rôle dans les discussions entre économistes d’outre-Rhin. En France même, elle s’est imposée à beaucoup d’esprits, qui se sont inclinés devant sa fatalité. Cependant cette prétendue loi a rencontré aussi des contradicteurs déterminés, entre autres M. Paul Leroy-Beaulieu lui-même, dont l’autorité peut dès à présent être mise en balance avec celle des grands noms que j’ai cités. Avec beaucoup de vigueur, M. Paul Leroy-Beaulieu a soutenu que la loi d’airain n’existait pas et qu’il fallait y voir tout simplement une invention de ceux qui l’ont proclamée. Suivant lui, ce que Turgot et les économistes anglais ont appelé à tort le salaire naturel, c’est-à-dire le salaire limité au coût de la vie, est tout simplement le salaire minimum, et le salaire moyen ou habituel s’élèverait notablement au-dessus. La contradiction est, on le voit, aussi formelle que possible et, entre autorités d’un si grand poids, les ignorans ont le droit de se trouver quelque peu embarrassés.