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saisons (ceux-ci ne font cependant pas de trop mauvaises affaires), vendeurs à la criée de petits objets (ce que, dans la langue de la police, on appelle des camelots), crieurs de journaux, distributeurs de prospectus, etc., sans parler ici de professions interlopes qu’on ne pourrait énumérer et décrire sans refaire le Paris inconnu de Privat d’Anglemont. Ces individus sont parfois des infirmes, généralement des déclassés, qui en sont arrivés là par fainéantise, quand ce n’est pas par quelque cause encore moins avouable. J’ai eu la curiosité d’engager un jour la conversation avec un individu qui, au coin d’un boulevard fréquenté, distribuait aux passans des prospectus. C’était un garçon bien découplé, à la figure intelligente, et comme je lui demandais comment il était tombé si bas, il m’expliqua avec un peu d’hésitation qu’étant employé dans une maison de commerce, « il s’était mis dans l’embarras, à cause d’une femme, » et peu à peu prenant confiance, il me raconta les garnis misérables où il vivait, les gargotes invraisemblables où il se nourrissait au rabais, et il ajouta, dans un langage dont on me pardonnera de rapporter ici le naturalisme pittoresque : « Ah ! Monsieur, à Paris, quand une fois on est tombé dans la pommade, on ne peut pas se figurer combien il est difficile de se relever. » Telle est, en effet, la situation du plus grand nombre de ces individus, dont il est impossible d’évaluer le gain journalier, mais qui vivent certainement, eux, leurs femmes et leurs enfans, quand ils en ont, dans la plus profonde misère. Parmi ces professions, il en est une seule au sujet de laquelle je crois de voir entrer dans quelques détails parce qu’elle est essentiellement parisienne de sa nature et qu’elle occupe régulièrement plusieurs milliers d’individus : c’est l’industrie des chiffonniers, et, s’il ne répugne pas trop à mes lecteurs de pénétrer avec moi dans ce monde assez malpropre, nous allons y passer quelques instans.

Autrefois la profession de chiffonnier était à Paris une industrie limitée et privilégiée. Pour s’établir chiffonnier, il fallait obtenir une autorisation de la préfecture de police, autorisation qui se traduisait par la délivrance d’une médaille. Aujourd’hui la préfecture de police s’est relâchée de ces exigences, et devient chiffonnier qui veut, ce qui n’empêche pas les anciens chiffonniers de porter encore leur médaille avec un certain orgueil. « Il y a vingt ans que je suis médaillé, » me disait l’un d’eux, et il y avait autant de fierté dans sa voix que s’il eût porté la médaille militaire. Depuis cette tolérance, le nombre des chiffonniers s’est sensiblement accru. Comme, pour s’établir chiffonnier, il suffit de pouvoir acheter une lanterne et une grande hotte qu’on appelle dans le métier un mannequin, c’est une profession facilement accessible. Autrefois les chiffonniers