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professionnelle souvent une impossibilité. D’où cette conséquence fatale qu’il existera toujours à Paris (et on peut ajouter, je crois, dans toute société dont l’organisation est complexe) un stock assez nombreux et difficilement réductible d’êtres humains vivant d’anxiétés, de privations, condamnés à la faim lente, et auxquels la moindre interruption dans leur travail, la moindre maladie, le moindre chômage fait connaître la faim aiguë. Ce stock se compose nécessairement des moins chanceux, des moins adroits, des moins forts, de tous ceux qui apportent à leur ouvrage l’intelligence la moins développée, les bras les moins vigoureux, les doigts les moins habites, et tous les efforts qu’ils pourraient tenter pour sortir de cet état de dénûment sont condamnés à la stérilité par leur incapacité même.

Mais, diront les économistes, cette triste condition d’une partie de ceux qui vivent de leurs salaires est un fait non-seulement inévitable, mais conforme à la justice. A chacun selon ses œuvres, telle est la loi générale à laquelle personne ne peut espérer de se soustraire. Il est parfaitement équitable qu’une prime soit payée aux plus intelligens, aux plus adroits, aux plus vigoureux. Tant pis pour ceux auxquels la nature n’a départi ni intelligence, ni adresse, ni vigueur ! Il est de toute justice qu’ils soient réduits à un salaire strictement égal à leurs besoins. Les lois économiques le veulent ainsi et les théoriciens de l’égalité des salaires, les utopistes et les socialistes peuvent seuls le trouver mauvais.

Sans doute, les économistes ont raison, et au point de vue de la stricte justice distributive, ce résultat est irréprochable. Ils n’ont même pas tort d’ajouter que toute tentative faite par voie législative ou autre pour combattre cette conséquence fatale serait non-seulement chimérique, mais dangereuse, car la force des choses prend tôt ou tard de terribles revanches lorsqu’on est parvenu pendant quelque temps à suspendre artificiellement son action. Mais alors il faut convenir que les lois économiques sont par elles-mêmes effroyablement dures, et que, laissées à leur libre jeu, elles contribuent au triomphe du fort et à l’écrasement du faible. En un mot, elles ne seraient pas moins impitoyables que les lois de la nature elle-même, dont elles ne sont au surplus que l’expression. S’il faut, en effet, tenir pour centaines les théories récentes de la science, la nature devrait nous apparaître sous des traits bien différens de cette puissance mystérieuse, pacifique et bienveillante que l’imagination aimait à se représenter. Cette mère, dans le sein de laquelle nous croyions, sur la foi des poètes, trouver la compassion et le repos, ne serait qu’une marâtre sans entrailles assistant impassible à nos souffrances. « Partout, dit un auteur que j’aime à citer après l’avoir contredit au début[1],

  1. Voir l’étude de M. Richot sur le Roi des animaux.