Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/891

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une vue de Rheinsberg prise du côté du jardin et du lac, en l’informant que « Knobelsdorf dessine actuellement l’autre façade. »

Le train de vie qu’on mène au château ne laisse pas d’être assez coûteux, car la compagnie est nombreuse, la table bien servie, et les fêtes se succèdent. Aussi la dépense passe de beaucoup la modique pension qui a été allouée au prince. Celui-ci ne peut y subvenir que par des avances que lui fait tenir secrètement la cour de Vienne et pour lesquelles le baron de Seckendorf et l’ambassadeur de Saxe, M. de Suhm, un ami de Frédéric, servent d’intermédiaires. On jouit d’ailleurs à Rheinsberg d’une liberté absolue, et le baron de Bielefeld vante en termes enthousiastes l’hospitalité qu’on y reçoit. Toute étiquette en est bannie. On ne voit le châtelain qu’aux heures des repas, au jeu, au bal, aux divertissemens auxquels il veut prendre part. Dans l’intervalle, chacun vit à sa guise, lit, dessine, fait de la musique, se récrée à sa façon ou reste dans ses appartemens. La bibliothèque, bien choisie, est composée uniquement de livres français, et le portrait en pied de Voltaire y trône à la place d’honneur, car c’est déjà l’auteur préféré du prince. Parmi les passe-temps, Bielefeld oublie de citer la comédie, une des distractions favorites de Frédéric. À cette époque, en effet, celui-ci y prend encore part ; il joue dans le Mithridate de Racine, dans l’Enfant prodigue et dans l’Œdipe de Voltaire, où il remplit le rôle de Philoctète, heureux de figurer dans un ouvrage de son idole. Plus tard, devenu roi, il renoncera à monter sur les planches, et, parlant de ses frères, qui continuent à se livrer à cette distraction, il écrira à sa sœur : « Mes frères histrionnent. »

Les soirées sont presque entièrement réservées à la musique. Dès son installation à Ruppin, Frédéric a pu donner carrière à sa passion. Il n’est point encore parvenu à détacher du service du roi de Saxe Quantz, son ancien maître ; mais, sur les conseils de ce dernier et avec son aide, il s’est formé une chapelle dont font partie deux violonistes de talent : Ehms et surtout Benda, qui, après avoir, depuis 1732, toujours joui de la faveur du prince, devait être appelé, en 1772, à diriger la musique royale. Jusque-là cette direction restait confiée à un musicien d’un mérite distingué, le compositeur Graun, qui, comme Benda, venait de Dresde, où il avait, avec ses frères, fait son éducation musicale. Sa voix de ténor était très flexible, très expressive et sa façon de vocaliser à la fois facile et brillante. Le duc de Brunswick, au service duquel il était passé ensuite, l’avait cédé à Frédéric, et, dès 1735, nous le voyons attaché à ses concerts, y chantant, accompagnant au clavecin, composant enfin des morceaux de flûte ou des cantates sur des vers du prince. C’était un grand admirateur des œuvres de Reinhard Keyser. Très versé d’ailleurs dans la musique italienne, il devait aussi