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marquis. d’Argens qui, à Berlin, se posait en connaisseur et qui, avec quelque teinture de philosophie, de musique et de peinture, « avait poussé celle-ci beaucoup plus loin, » et se targuait d’un voyage qu’il avait fait en Italie « pour s’y perfectionner le plus qu’il lui avait été possible[1]. » Parlant d’un portrait de Pesne, d’Argens déclare, sans sourciller, que « placé à côté d’un beau Rembrandt, il l’efface. » Mais Pesne, né en 1683, commençait à prendre de l’âge, et Frédéric aurait vivement souhaité à ce moment attirer près de lui un artiste plus jeune et plus célèbre. S’étant renseigné sur ceux qui jouissaient alors à Paris de la plus grande réputation, il avait essayé de décider Carle Van Loo à s’expatrier. Malgré la situation assez avantageuse qui lui était offerte, celui-ci avait décliné cet engagement. Pour qu’un peintre aussi en vogue acceptât d’échanger un milieu vivant comme Paris, où il se sentait stimulé et apprécié à sa valeur par un public d’élite, contre l’isolement qui l’attendait loin de son pays, il eût fallu des sacrifices auxquels Frédéric, quelle que fût la vivacité de son désir, ne savait cependant pas se résoudre. La négociation avait donc échoué.

S’il ne peut, comme il voudrait, attacher à son service nos peintres les plus célèbres, Frédéric poursuit du moins à Paris l’acquisition des tableaux dont il aurait hâte d’orner la galerie qu’il vient de construire à Sans-Souci. Sur ce point, il ne consulte que ses goûts et il n’est guère de lettre où il ne revienne à la charge pour demander qu’on lui achète des Lancret, des Pater et surtout des Watteau. Ce sont toujours là ses maîtres préférés, et tout en s’efforçant de ne point les payer trop cher, il marque nettement que c’est à eux qu’il veut s’en tenir. Rothembourg, lui offrant des œuvres d’autres peintres, il lui répond (24 juillet 1747) : « Les tableaux de Lemoyne et de Poussin peuvent être beaux pour des connaisseurs ; mais, à dire le vrai, je les trouve fort vilains ; le coloris en est froid et disgracieux, et la façon ne me plaît pas du tout. Quant aux Potters (sic), j’attends ce qu’en dira Petit pour me déterminer là-dessus. » Petit (c’est un de ses agens) ne justifie cependant pas toujours une si grande confiance, et, dans une lettre un peu postérieure (3 mai 1748), Frédéric se plaint de ses achats. « J’ai reçu les derniers tableaux de Petit ; il y en a trois de fort beaux, deux médiocres, et cinq infâmes. Je ne sais à quoi Petit a pensé, mais c’est de tous les envois qu’il m’a faits le plus mauvais. » Petit s’y était-il trompé lui-même ? À voir les copies ou les pastiches assez grossiers qui, à Potsdam et à Sans-Souci, se trouvent mêlés à des toiles d’une valeur et d’une authenticité indiscutables, il faut bien

  1. Il a même publié un Examen critique des différentes écoles de peinture (1 vol. in-8o, Berlin, 1768) qu’il est curieux de consulter pour apprécier le goût de cette époque.