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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/919

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Frédéric. Ni les uns ni les autres n’avaient été remplacés. Il ne restait plus autour du roi que quelques hommes obscurs et sans grande valeur. Après avoir tenu une si grande place à cette cour de Prusse qui attirait alors les regards de l’Europe, les arts en disparaissaient peu à peu sans laisser de trace, et le souverain que naguère encore on voyait si entouré achevait sa vie dans le silence et l’isolement. C’est à peine si, de loin en loin, quelque voyageur célèbre comme Mirabeau et Lafayette, traversant Berlin, venaient le visiter.

De misogyne qu’il avait toujours été, le vieux monarque était devenu misanthrope. Il s’était dégoûté des littérateurs comme des artistes et, ne pouvant plus contenir son humeur, il préférait la solitude à toute société. Il ne se plaisait plus qu’avec ses chevaux qu’il avait baptisés de noms historiques, et surtout avec ses chiens qui partageaient sa table et même son lit ou s’étalaient, en les souillant, sur les fauteuils et les canapés. La malpropreté avait envahi ce singulier ménage ; la chambre de Frédéric était devenue un chenil, et l’ancien petit-maître de Rheinsbergse montrait de jour en jour plus négligé dans ses habitudes et dans sa mise. Contre son ennui et ses infirmités il n’avait d’autre refuge que la lecture et le travail. Il revenait aux livres favoris de sa jeunesse ; il récrivait sur l’histoire de son temps, ou bien il traitait des sujets de philosophie morale : les Devoirs du prince, l’Amour de la patrie. Dur à lui-même comme aux autres, il ne se plaignait jamais ; quand ses douleurs étaient par trop vives, il se jetait sur un lit de camp. Dans l’hiver qui précéda sa mort et qu’il passa à Potsdam, on apercevait assis sur une chaise, en haut du grand escalier du château, ce petit homme voûté, réduit, appuyé sur sa longue canne et coiffé de son grand chapeau. Le visage était amaigri, les yeux seuls avaient conservé leur éclat et leur feu. Avec le printemps, Frédéric s’était fait transporter à son cher Sans-Souci, espérant y reprendre un peu de vie. Mais ses forces déclinaient insensiblement et, après avoir traîné quelques mois, il expirait le 17 août 1786.

VI

Si l’on veut se rendre compte de la vogue que, pendant le siècle dernier, nos artistes avaient à l’étranger et de l’influence qu’ils exerçaient en dehors de la France, c’est à Potsdam surtout qu’il faut aller. Il n’est pas de lieu assurément où le prestige de notre art français apparaisse avec plus d’éclat ; il n’en est pas non plus où la trace s’en soit mieux conservée. De Berlin, cette visite à Potsdam est aussi facile qu’intéressante ; elle suggère à l’esprit les rapprochemens à la fois les plus naturels et les plus imprévus. Au milieu