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C’est pendant les longues années de son séjour forcé auprès de son père, à Foleshill, qu’elle acquit en grande partie cette vaste instruction dont ceux qui l’approchaient restaient étonnés. Langues anciennes et langues modernes, littératures classiques et littératures romantiques, philosophie et théologie, tout y passa. La philosophie surtout eut le privilège de passionner sa jeunesse à un tel point que, dans un accès d’enthousiaste ferveur, on l’entendit prononcer ce vœu légèrement bizarre : « Oh ! puissé-je vivre assez pour réconcilier la philosophie de Locke avec celle de Kant ! » Cette époque d’enthousiasme scolastique a trouvé sa place dans ses écrits, car il y faut, je crois, chercher le germe de son roman de Middlemarch. Il y a certainement dans la peinture du personnage de Dorothée Brooke plus d’un trait qui est dû au souvenir de sa jeunesse studieuse, et peut-être bien aurait-elle été capable, à cette époque, de penser comme Dorothée que le vieux M. Casaubon, avec sa face parcheminée qui lui donnait une ressemblance avec Locke, était un être digne de tout dévoûment. Probablement aussi elle a mis beaucoup de son père dans le personnage du probe Caleb Garth, chez qui la passion du travail est arrivée à une telle perfection qu’elle en est désintéressée. Deux traductions, l’une de la Vie de Jésus, de Strauss, l’autre de l’Éthique, de Spinoza, exécutées dans ces années de jeunesse, témoignent de l’étendue de son labeur philosophique. Ce ne fut pas par choix, nous dit son amie Edith Simcox, qu’elle entreprit ces traductions, mais pour répondre à deux reprises aux appels de l’amitié ; la première fois pour achever le travail qu’un ami ne pouvait pousser plus loin, la seconde pour satisfaire la curiosité d’un phrénologue de son intimité qui ne savait pas le latin. L’excuse, — si tant est qu’il soit besoin d’excuse, — est bonne pour la première de ces traductions, elle est plus difficilement acceptable pour la seconde. Que George Eliot n’eût qu’un goût fort modéré pour la Vie de Jésus de Strauss, nous en croyons volontiers son amie ; nous n’oserions en dire autant de l’Ethique. Il est de toute évidence, en effet, que la lecture de Spinoza a exercé sur elle une influence considérable, et que c’est chez lui bien plutôt que chez Auguste Comte, dont elle n’eut connaissance que plus tardivement et lorsqu’elle était engagée déjà dans la vie littéraire, bien plutôt que dans l’influence nécessairement plus tardive encore d’Herbert Spencer, influence qu’on a d’ailleurs exagérée faute de porter attention à la date où elle a pu s’exercer, qu’il faut chercher la source de la morale particulière qui remplit ses écrits. On peut tirer de Spinoza plus d’une morale, selon le degré de noblesse ou de bassesse de celui qui l’en tire, et la plus haute de ces morales n’est-elle pas précisément ce désintéressement