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Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 56.djvu/96

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II.

Parler de George Eliot est une tâche qui offre plus d’une difficulté. Une première difficulté, c’est que ses œuvres, comme toutes celles qui valent plus par la finesse du rendu et le naturel des caractères que par la vigueur des conceptions et l’intérêt de la fable, ne supportent pas l’analyse ; on peut analyser un Faust ou un Hamlet, on n’analyse pas un Adam Bede ou un Moulin sur la Floss. Il est autrement embarrassant de parler d’un Gérard Dow ou d’un Van Ostade que d’un Rubens ou d’un Rembrandt, et cet embarras vient surtout de ce que chez les premiers l’intérêt du sujet est loin de valoir la manière dont il est traité. Une difficulté plus grosse encore, c’est que le talent de George Eliot appelle la dissertation ; innombrables sont les thèmes de discussions dont ses écrits contiennent le germe, et le critique qui s’en occupe, sentant à chaque instant l’ébauche de quelque thèse naître sous sa plume, se voit forcé de s’arrêter, si son dessein, comme c’est le nôtre, est de faire un portrait, et non une suite de dissertations qui pourraient avoir leur intérêt, mais auraient le tort grave d’expulser pour ainsi dire l’auteur de son propre terrain et de le sacrifier aux questions qu’il soulève. On dirait, en vérité, que l’âme de la morale altruiste que George Eliot professait l’a prise au mot pour faire échec à sa personnalité et que, passant de ses écrits dans l’esprit du lecteur, elle lui conseille de moins songer à son génie qu’aux idées et aux sentimens dont elle a été l’interprète. Nous n’écouterons pas ce conseil, et nous éviterons avec soin toute discussion trop générale, même sur le sujet du réalisme, qui cependant s’impose presque, tous ses écrits étant fondés sur ce système littéraire, et leur substance, à quelques exceptions près, étant prise exclusivement dans la réalité. Cette discussion générale, nous l’avons d’ailleurs épuisée par avance. Lorsque parut Adam Bede, nous essayâmes d’expliquer l’origine vraiment sacrée de cette doctrine dont la source première doit être cherchée dans le grand mouvement religieux de la réforme ; encore aujourd’hui nous ne dirions ni mieux, ni autrement, et nous ne pouvons que renvoyer le lecteur à ce que nous avons écrit alors[1]. À cette origine religieuse j’attribuais l’esprit moral qui n’a cessé de distinguer le roman anglais, même dans ses productions les plus hardies ou les plus cyniques, et j’avançais que le réalisme, parfaitement acceptable lorsqu’il est fécondé par cet élément, ne pouvait, s’il en était privé, produire que des œuvres

  1. Voir, dans la Revue du 15 juin 1859, le Roman réaliste en Angleterre ; Adam Bede.