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encore la jeune marquise de Bellegarde qui, forcée au décorum dans sa vie extérieure, se rabat sur les perversités d’imagination, rêvant çà et là quelque escapade secrète dans un théâtre de bas étage ou un café concert, du reste tout à ses chiffons, réalisant le type accompli de la cocodette, cette descendante dégénérée de la lionne ; — c’est surtout Mlle Nioche, ce joli monstre intéressant par son ambition et sa rouerie natives, qui fait de la peinture au Louvre en attendant l’occasion favorable et immanquable de se lancer dans les hautes régions du demi-monde, tandis que son père, un émule encore avili du père Goriot, veille sur sa vertu, tout prêt à lui donner, lorsqu’elle chancelle, les conseils de son expérience et à tirer ensuite, tout en larmoyant, quelques menus profits de sa chute. — On voit que Henry James n’écrit pas spécialement à l’intention des jeunes filles, comme la plupart des romanciers de son pays ; le scalpel qu’il manie d’une main assurée va chercher hardiment certaines plaies qu’il met à nu sans hésiter ; mais toujours l’expression reste délicate, et nous ne connaissons personne qui puisse se vanter à plus juste titre de savoir tout dire honnêtement. Cette qualité rare se manifeste surtout dans la dernière partie de the Portrait of a lady. C’est seulement dommage que l’originalité du sujet y soit gâtée par trop de diffusion.

Tandis que the American et Roderick Hudson, traitent des expériences d’un Américain en France et en Italie, the Portrait of a lady nous fait assistera celles d’une Américaine en Angleterre. Isabel Archer, jeune orpheline d’Albany, est amenée en Europe par une tante excentrique qui, après avoir été longtemps brouillée avec tous les siens, se prend d’amitié pour elle et le lui prouve en la faisant voyager :

— Comptez-vous la marier ? demande quelqu’un à la tante, Mme Touchett.

— La marier ! répond la vieille dame, je serais bien fâchée de lui jouer un pareil tour. Elle est parfaitement capable de se marier elle-même. Elle a pour cela toute facilité.

En effet, Isabel, comme presque toutes les Américaines qui viennent en Europe, a laissé derrière elle, sinon un engagement, du moins une demi-promesse. A peine arrivée en Angleterre, elle inspire une vive passion à lord Warburton, un grand seigneur libéral, dont les idées prétendues avancées lui font hausser les épaules. S’il rêve de progrès, s’il a des aspirations radicales, pourquoi ne commence-t-il pas par sacrifier quelques-uns des privilèges qui le condamnent à mourir aristocrate en dépit du déguisement auquel se laisse prendre le parlement dont il fait partie, mais qui ne saurait tromper une fille née en pleine république ? Lord Warburton est, quoi qu’il en dise, conservateur, puisqu’il veut tout garder. L’inconséquence d’une pareille