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conduite divertit miss Archer ; elle s’en tient à admirer sa seigneurie comme un beau vieux tableau et elle refuse la main patricienne qui tient pourtant un revenu de cent mille livres sterling avec une demi-douzaine de châteaux. Se marier avant d’avoir vu le monde ? Elle ne s’en consolerait pas ! Une femme de son âge a autre chose à faire : elle veut jouir de la vie, étudier les choses par elle-même et n’aliénera sa liberté qu’après une promenade bien complète en Europe. Son cousin Ralph, qui serait amoureux d’elle, si une maladie de poitrine assez avancée ne lui défendait de s’abandonner à tout autre sentiment que l’amitié, s’amuse comme un bon génie à favoriser les désirs d’Isabel. Par ses soins, l’ardente jeune fille aura le nerf nécessaire à ses entreprises ; il décide son père, le banquier Touchett, à inscrire pour une grosse part sur son testament Isabel Archer. Celle-ci, bien entendu, ignore qu’elle est redevable au généreux Ralph de ce bienfait, qui, du jour au lendemain, transforme la pauvre orpheline en riche héritière. Peut-être, hélas ! ce changement lui sera-t-il funeste. Il attire les intrigans autour d’elle. Isabel, qui ne s’est pas laissé éblouir par le titre et la valeur personnelle de lord Warburton, qui a ignoré l’amour désintéressé de Ralph, qui résiste enfin à la passion tenace, indestructible du Bostonien Goodwood, ne saura pas se défendre contre les pièges que lui tend une femme astucieuse. On la marie, alors qu’elle croit se marier elle-même. À force de ruses longuement et savamment menées, une certaine Mme Merle, intrigante de la plus perfide séduction, qui a pris sur elle peu à peu tout l’empire que peuvent exercer la souplesse d’un esprit infernal et la connaissance approfondie du monde, la donne à son ancien amant, Gilbert Osmond, qu’il s’agit d’enrichir dans l’intérêt de la fille adultérine que, seize années auparavant, elle a eue de lui. Personne n’a jamais soupçonné ce noir mystère : la jeune Pansy est née selon toute apparence d’un premier mariage d’Osmond, contracté au loin.

Mme Merle et Osmond, d’origine américaine, sont venus tous deux, dès leur jeunesse, emprunter au vieux monde ses vices, ses travers, ses corruptions, et la semence empoisonnée acquiert un développement merveilleux dans ce terrain exotique. Par parenthèse, les plus curieux personnages de Henry James sont les Américains qui prennent en Europe leurs lettres de naturalisation : il a peint de main de maître les natures hybrides, les monstres complexes, d’un pernicieux attrait, que nous rencontrons parfois en voyage, et sur lesquels nous avons le tort de juger leurs compatriotes, très disposés à les renier. Miss Leigh, l’énigmatique beauté que sa mère, dans Roderick Hudson, cherche à vendre au plus offrant et qui devient princesse, appartient essentiellement à certaine catégorie où il faut ranger, mais à un rang supérieur, la remarquable figure de Gilbert