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avec une douzaine de personnes dont je ne sais rien et ne veux rien savoir. Aurora se console en prétendant qu’elle est posée en « beauté de la pension bourgeoise. » Jolie distinction ! Ceci me ramène aux projets d’avenir de ma pauvre fille. Elle-même doute fort de les voir se réaliser ; c’est ma faute, bien entendu, l’ingrate s’en prend à l’éducation que je lui ai donnée, éducation fausse, dit-elle. Aucun Américain ne l’épousera parce qu’elle ressemble trop à une étrangère, et aucun étranger ne voudra d’elle parce qu’elle est trop Américaine. Je lui fais observer qu’il ne se passe pas de jour sans qu’un Européen de distinction épouse une Américaine : — Peut-être, me répond-elle, mais ce n’est pas pour les beaux yeux de la demoiselle. — D’ailleurs elle ne consentirait à accepter que la fleur des pois parmi les étrangers. J’ai cessé de discuter avec elle, je la laisserai agir pour son propre compte ; elle vivra trois mois à l’américaine, je ne serai que spectatrice ; mais vous conviendrez avec moi que c’est une pénible épreuve pour un cœur de mère. Je compte les jours jusqu’à l’expiration des trois mois. Joignez vos prières aux miennes, chère amie. Aurora sort seule, monte seule dans le tramway (une voiture de place coûte cinq francs pour la moindre petite course.) Quelquefois ma fille est accompagnée par un monsieur ou par une douzaine de messieurs. Elle reste absente des heures de suite, personne ne s’en étonne. N’ébruitez pas cette conduite extraordinaire à Genève ! L’habitude des hommes en ce pays est « d’être attentifs, » comme ils disent, et les jeunes filles sont l’objet de cette attention. Elle ne conduit pas nécessairement au mariage, tout en étant le privilège exclusif des célibataires et quoique en même temps, par bonheur, — ceci vous semblera peut-être incroyable, — elle ne serve jamais de masque à d’autres projets. C’est simplement une ingénieuse invention qui permet aux jeunes gens des deux sexes de passer le temps ensemble. Bien qu’elle n’implique pas le mariage, elle ne l’exclut pas non plus et l’a parfois pour conséquence ; mais si la demoiselle n’est autorisée à prendre qu’un mari à la fois, il lui est permis d’avoir un nombre illimité d’admirateurs. Il me serait impossible de dire, — vous croirez encore que je plaisante, — combien ma fille en compte autour d’elle pour le moment. Deux de ces messieurs sont relativement de vieux amis, ayant fait avec nous la traversée. L’un d’eux est le type même de l’Américain, fort honorable d’ailleurs, homme d’affaires bien posé. Tout le monde ici a une profession, et la profession est rémunérée beaucoup mieux que chez vous. M. Cockerel, tandis que je vous écris, promène ma fille. Il est venu la prendre, il y a une heure, en boghey. Le boghey est une étrange et périlleuse petite voiture, juchée sur d’énormes roues, qui ne tient que deux personnes très serrées l’une contre l’autre. Je les ai vus partir de ma fenêtre. Il la menait à