Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/145

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

semaine, est aussi magnifique que le reste. Notre hôtesse porte des diamans aux oreilles, les salons sont ornés de marbres et de statues ; mais il n’y a pas de vin à table et le menu est court. Ah ! quelle différence avec la vie facile que l’on trouve au bord de votre beau lac ! Pourquoi ai-je écouté ma fille ? C’est afin de lui complaire, et sans autre motif, que je suis venue ici. Tous les Américains qui passaient lui répétaient les uns après les autres qu’elle perdait sa jeunesse sur ce sol historique où je l’avais transplantée de bonne heure ; elle a fini par les croire. — Laissez-moi faire une expérience, me disait-elle sans cesse, si elle échoue comme vous le prévoyez, si je me déplais là-bas, tant mieux pour vous ! Il est convenu que nous reviendrons. — L’expérience était coûteuse, mais vous savez que mon dévoûment maternel n’a jamais rien marchandé. Ce qui me navre, c’est qu’ici l’éducation soignée qu’a reçue mon Aurora n’aidera guère à un mariage. Les hommes ne tiennent pas à épouser des femmes plus instruites qu’eux-mêmes et ne savent aucun gré à une jeune personne d’être au courant des dernières théories du pessimisme allemand. Ce pays est le pays des masses : les individus n’y ont pas de place. L’individu est un électeur, voilà tout. Or, ma fille et moi nous appartenons à cette élite méconnue, retranchée de plus en plus. Ailleurs j’avais beau n’être qu’une veuve sans fortune, logeant au quatrième, j’étais une personne, avec des droits personnels. Ici, au contraire, le peuple a des droits, mais la personne n’en a aucun. Vous vous en apercevriez vite dans la pension où nous sommes descendues. Cette belle dame qui la dirige m’a fait attendre vingt minutes sans s’excuser ensuite. J’étais restée silencieuse, les yeux fixés sur la pendule. Aurora procédait à l’inventaire du salon avec ses rideaux couleur magenta, ses murs peints à fresque et les nombreuses photographies qui représentent la famille et les amis de la maîtresse du lieu… comme si elle avait le droit de les imposer à ses pensionnaires ! Ce personnage fit enfin son entrée ; j’appris que madame était en train, lorsqu’on m’avait annoncée, d’essayer une robe ! Ensuite elle donna l’ordre à un grand nègre dégingandé de nous montrer nos chambres, tandis qu’elle s’asseyait au piano. Je commençai à me demander dans quelle sorte de maison nous nous étions fourvoyées ; la vue d’une Bible dans chaque chambre me rassura. Quand nous redescendîmes, notre musicienne interrompit la série de roulades qu’elle envoyait à tous les échos, mais sans nous demander comment nous avions trouvé notre appartement, sans exprimer le moindre désir de nous voir le prendre. Ce dernier point semblait lui être fort indifférent. Elle ne voulut entendre parler d’aucune diminution…

La familiarité de la part de ceux que nous considérons comme des inférieurs est ici prodigieuse. J’ai déjà été contrainte à me lier