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journaux sont comme les trains de chemin de fer qui portent tout ce qui arrive droit à la station et ne professent que le culte de la ponctualité. En votre qualité de femme pourtant, vous les détestez sans doute ; vous les trouvez vulgaires, voilà le grand mot lâché ! Apprenez, chère amie, que le mot de vulgarité a cessé d’être pour moi épouvantable. La vulgarité, — oh ! je sais que vous ne serez pas de mon avis, il y a des conceptions auxquelles l’esprit des femmes est incapable de s’élever, — la vulgarité est une accusation superficielle et stupide ; mieux que tout le reste, ce qui est vulgaire vous épargne la peine de penser, immanquable condition de succès. Durant ces trois dernières années passées tout entières en Europe, je suis devenu moi-même terriblement vulgaire. Voilà le service que m’ont rendu les voyages. Quand je dis en Europe, je veux dire à l’étranger, car là-dessus, j’ai consacré plusieurs mois au Japon, à l’Inde et à l’Orient en général. Vous rappelez-vous nos adieux, la veille de mon embarquement pour Yokohama ? Vous me prédisiez que je prendrais goût à la vie étrangère, de telle façon que l’Amérique ne me reverrait plus et que vous seriez forcée, si nous voulions nous rejoindre, de me donner rendez-vous à Paris ou à Rome. Vous m’en aviez même donné un d’avance auquel vous avez manqué. Jamais plus, je n’en accepterai de personne pour aucune de ces deux villes. Votre lettre pourtant m’est parvenue à Paris ; je lui dois la seule bonne journée qu’il m’ait été donné d’y passer. Paris me paraît détestable par-dessus tout. C’est le pays de la blague. La vie qu’on y mène est pleine d’un faux confort pire que l’absence totale de recherche ; les gens petits, grassouillets, irritables m’étaient antipathiques. J’avais fait ces réflexions plus amèrement encore que de coutume quand, après une ennuyeuse soirée passée dehors au commencement de l’été, j’ai reçu votre écriture des mains de mon serpent de portière. Elle arrivait à point. Jamais je ne m’étais senti d’aussi méchante humeur. On m’avait servi le plus alambiqué des dîners dans le plus étouffé des restaurant ; j’étais allé de là dans un théâtre non moins chaud ; en guise d’amusement, j’avais assisté à une pièce où des flots de sang répandus étaient les moindres horreurs. Les théâtres là-bas sont insupportables ; sans parler de l’atmosphère pestilentielle, on a les coudes de ses voisins dans le flanc et toute la salle passe sur votre corps de demi-heure en demi-heure, sous prétexte d’entr’acte. Allez ! j’ai connu de bien mauvais momens en Europe ! Échappant à un dialogue tout artificiel que je croyais avoir entendu cent fois, à la laideur du public, à la fausse politesse doublée de rapacité d’une ignoble ouvreuse, j’étais allé m’asseoir pour attendre dix heures devant un café, où l’on m’avait servi, sous le nom de bière, je ne sais quel breuvage aqueux. Par cette nuit d’été, sur ce boulevard réputé si brillant,